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CA 330 mai 2023

Retour sur Sainte-Soline

lundi 1er mai 2023, par Courant Alternatif

Le 25 mars dernier, le mouvement antibassines a eu un gros retentissement en même temps qu’il a subi un coup dur. La mobilisation a été d’une ampleur et d’une détermination sans précédent : pour rappel et à l’encontre du discours médiatique, 30 000 personnes se sont déplacées et farcies a minima une randonnée de plusieurs kilomètres au fin fond des Deux-Sèvres. Mais elle a également subi de plein fouet le durcissement du discours politique et des techniques de maintien de l’ordre. Le pouvoir, en sortant son arsenal militaire et médiatique, a assumé la potentialité de faire des morts pour défendre un trou et ainsi faire taire toute opposition, dans un contexte de lutte sociale forte.


{{Le contexte

Il faut dire que depuis le passage au 49.3 du texte de la réforme des retraites, le fond de l’air est à l’émeute et les prétendus « black blocs » sont beaucoup moins isolés dans leurs pratiques : une partie des manifestants a retenu les leçons des gilets jaunes et prend le pli de s’équiper. On a ainsi pu nous rapporter des histoires cocasses d’un vendeur de Casto qui conseille sur les meilleurs masques à gaz en manif, ou de vendeuses de Décathlon qui ironisent sur le fait qu’elles ne vendent plus que des K-Way et des lunettes de piscine... devant une file d’acheteurs de K-Way et de lunettes de piscine.

En 2018, les manifs climat et celles des gilets jaunes n’avaient pas convergé (ou alors seulement dans le discours et dans leur représentation militante) : sociologies et pratiques différentes, disons-nous généralement, à moins que ce ne soit plutôt la question du niveau de désillusion et d’attente envers le gouvernement qui différait. Force est de constater qu’aujourd’hui la détermination du gouvernement à mépriser et écraser toute opposition, qu’elle soit sociale ou écologiste, et le bouillonnement social qui lui répond nous aident à tisser des ponts, notamment sur la question de la répression (voir plus bas). Beaucoup de ceux qui étaient présents à Sainte-Soline sont aussi dans la rue contre la réforme des retraites (la réciproque est moins vraie, même en prenant en compte toutes les luttes de territoire). De même, chez les « jeunes », il y a un large consensus pour dire que le futur est merdique. Toutefois, lycéens et étudiants ne sont pas homogènes (1) : ceux qui mettent en avant l’urgence climatique ne sont pas (toujours) les mêmes que ceux qui savent qu’ils galéreront professionnellement.

Pas d’étonnement, non plus, à ce que l’État n’ait pas changé son fusil d’épaule… mais pris un bazooka à la place. À Sainte-Soline, en mars 2023, la doctrine du maintien de l’ordre employée avait pour but de ne pas laisser se reproduire la victoire symbolique d’octobre 2022, date à laquelle une partie du cortège avait pu se frayer un chemin jusqu’à la bassine (2). Il faut dire que le dispositif était alors différent et que les 1 700 policiers et leurs véhicules avaient été déployés de manière à bloquer les trois cortèges en amont de la bassine. Il avait donc été possible pour une partie de la manif d’arriver au pied de celle-ci et de percer le cordon de policiers car ils étaient à pied.
Cela dit, reconnaissons qu’il avait été sportif d’accéder à la bassine, et que ceux et celles qui y sont parvenus n’y sont restés que dix minutes montre en main avant de se faire déloger. À ce moment-là, déjà, certains étaient un peu amers : était-ce très pertinent de risquer de perdre un œil pour un cratère où il n’y avait rien à détruire ? En soi, les dommages économiques avaient déjà eu lieu avec l’interruption du chantier et le déplacement des machines. Pour sûr, une victoire politique avait été remportée : 6 000 à 7 000 personnes s’étaient réunies malgré les interdictions de déplacement et s’étaient ensemble approchées du site. La détermination des cortèges était incroyable. Le cortège « rouge », d’environ 2 000 personnes, celui qui avait pu accéder à la bassine, était passé dès le début en trottinant sous des tirs de lacrymos avec tout le monde, enfants et vieux compris qui se tenaient, se guidaient, se portaient et s’entraidaient. La masse avait suivi ceux de devant qui perçaient les lignes de gendarmes sans qu’il y ait de dissociation, chacun jugeant la présence des autres nécessaire pour gagner le combat.

{{Stratégie du choc

C’est dans cet état d’esprit et avec cette victoire en tête que les gens sont revenus à Sainte-Soline.
Mais, pour les forces de l’ordre, cette petite victoire avait été un affront, et des lettres ouvertes de gendarmes (3) avaient après cela réclamé des moyens supplémentaires et une nouvelle stratégie (plus de mobilité grâce à des quads, par exemple). Leurs vœux ont été exaucés.

Le 25 mars 2023, c’est donc un dispositif différent d’octobre 2022 qui a été employé, puisque ce n’étaient pas des gendarmes à pied qui entouraient la bassine, mais une ligne ininterrompue de camions et camionnettes, avec canons à eau et gendarmes mobiles derrière, en embuscade. Ceux-ci n’ont pas pris la peine d’essuyer un nouvel échec au jeu du chat et de la souris et sont directement allés se positionner autour de leur trésor – bien pauvre joyau, à la vérité.

Face à eux, une foule dense de 30 000 personnes, souvent équipée pour affronter les gaz : les gendarmes se sont mis volontairement dans la situation d’être acculés autour de leur fort Alamo (ce qui justifiera sans doute, lors des futurs procès, la violence et les tirs non réglementaires). D’ores et déjà, le rapport de l’IGGN justifie l’usage des tirs de Flash-Ball depuis les quads par de la légitime défense (4). Mais on peut lire dans la presse les commentaires d’experts du maintien de l’ordre qui ne comprennent pas que d’autres stratégies plus simples, moins coûteuses en blessés mais moins spectaculaires, n’aient pas été mises en place (comme, par exemple, embourber le champ au canon à eau pour en empêcher l’accès).

Et, en prime, on a vu la Garde républicaine à cheval, les polices italiennes et allemandes avec leurs voitures floquées venues faire leurs renseignements à Melle… et tout l’arsenal militaire digne d’un contre-sommet. En tout, 3 200 gendarmes mobilisés et au moins 5 hélicoptères, soit une opération estimée à 5 millions d’euros (pour une bassine qui en coûterait 4,75 [5]). Une opportunité fantastique pour mettre à jour les fichiers de renseignement afin d’avoir des fiches pour toute une génération militante. En effet, entre autres types de surveillance, l’accès à la manifestation était soumis au contrôle d’identité a minima des conducteurs, et au pire de l’ensemble des passagers. Bien malins ceux qui ont réussi à les éviter.

{{Questions stratégiques

Il faut revenir maintenant aussi sur un point important : pourquoi les manifestants sont-ils allés au casse-pipe ? Rétrospectivement, devant le nombre et la gravité des blessés (on pense bien sûr à Serge, dont le pronostic vital est toujours engagé), la question se pose, mais il faut rappeler plusieurs choses : dans le feu de l’action, il est difficile de se rendre compte de la gravité de la situation et de faire prendre à une foule les mesures nécessaires. Ici, le seul élément qui permettait de se rendre compte de la situation a été le fait que les équipes de « médics » se sont trouvées à cours de matériel et de moyens pour aider les blessés : les affrontements ont cessé à la demande de personnes qui relayaient cette info, mégaphone à la main.

Difficile de se rendre compte du piège tendu par la police consistant à se laisser assiéger pour forcer la première ligne de manifestants à aller au contact d’un dispositif impossible à franchir, et de pouvoir la couper du reste de la manifestation en arrosant de grenades la ligne de soutien juste derrière. Le dispositif en lui-même faisait donc davantage partie d’un plan de communication que d’une réelle défense de la bassine.

Une autre particularité du maintien de l’ordre à Sainte-Soline a été que les forces de l’ordre ont tapé très vite et très fort. Mickaël, un des plus gravement blessés (il a été touché à la trachée), a reçu cette blessure dans les cinq premières minutes d’affrontements. Habituellement, les blessés graves le sont à la fin des rassemblements, quand les gendarmes cherchent à disperser la foule après les sommations, quand cela « a trop duré ».

Quel bilan les organisateurs de la manif tirent-ils au regard des objectifs fixés ? « La manifestation elle-même s’était donné trois grands objectifs : d’abord, porter des gestes paysans qui montrent un rapport constructif alternatif aux territoires (plantation de haies, construction de serres pour y installer un maraîcher). Puis montrer que la bassine, ce n’est pas seulement le trou de la bassine mais aussi tout un ensemble de canalisations, une pieuvre de points d’alimentation qui viennent puiser dans la nappe [et] démonter ces points d’alimentation comme on l’avait fait lors de précédentes manifestations. Le troisième geste, c’était d’encercler le chantier de la bassine, et si possible d’aller à l’intérieur pour l’interrompre de nouveau (6). » Si le premier objectif (symbolique) a été atteint, la suite est plus mitigée : seul un point d’alimentation a été détruit, et donc pas sûr que les manifestants aient saisi le côté « pieuvre ». Quant à pénétrer sur le chantier, c’était impossible, et cela n’aurait pas changé grand-chose à l’avancée des travaux, puisque aucun engin n’était sur place…

Ainsi, il est probable que les organisateurs se soient retrouvés pris au piège entre le dispositif policier et les objectifs de la manifestation. Est-ce que les manifestants auraient suivi sur un objectif secondaire (comme l’envahissement ou le sabotage de la LGV Paris-Bordeaux, toute proche, par exemple) ? Après le choc et les blessés, évidemment que oui, mais, avant, cela aurait sans doute créé des incompréhensions et des tensions au sein de la lutte. Il est facile de refaire les plans après coup, tant il est maintenant évident que la manifestation de Sainte-Soline a servi la stratégie gouvernementale de communication et de répression des mouvements sociaux.

En revanche, une réussite certaine, comme les Soulèvements l’affirment, est d’avoir fait du « modèle agro-industriel et de l’appropriation de l’eau, à travers la question des mégabassines, une controverse nationale », et ce bien davantage que lors de la manifestation d’octobre dernier. Cela pousse des acteurs politiques et syndicaux variés à se positionner sur la question et contribue donc à la politisation de la question écologique.

{{Discours médiatique

Un des points marquants du traitement médiatique de ce qui s’est passé à Sainte-Soline est le plan com du gouvernement. Avant même la manif, Gérald Darmanin préparait les esprits à « des images de violences » : « Nous verrons des images extrêmement dures, parce qu’il y a une très grande mobilisation de l’extrême gauche et de ceux qui veulent s’en prendre aux gendarmes et peut-être tuer des gendarmes et tuer les institutions » (7).

Ensuite, le gouvernement a déroulé toute la rhétorique guerrière qui lui est familière avec des assertions parfois audacieuses. Darmanin, toujours, ose le « nous n’avions pas d’armes de guerre, eux avaient des cocktails Molotov » et, dans la même déclaration, affirme qu’il n’y a pas eu de tirs effectués depuis les quads avant de rétropédaler une heure et demie plus tard en admettant le contraire.

Le plus clair de la stratégie de com revient toutefois à Macron qui, dans le contexte de la « polémique » sur l’empêchement de la prise en charge des blessés, assume les coups par un limpide : « Ils voulaient la guerre. » Sous-entendu : on assume d’avoir mutilé et tenté de tuer des manifestants car ce n’était pas une manifestation, mais la guerre. C’est pourquoi on a fait croire que la sécurité des ambulanciers ne pouvait pas être assurée, et on a choisi de laisser sans soins des gens en urgence vitale. C’est pourquoi, aussi évidemment, on a canardé une manifestation d’envergure. Les tirs ne sont pas réglementaires ? Normal, c’est la guerre, nous répond-on. Des manifestants sont laissés en train de mourir ? Normal, ils sont sur une zone de guerre. Par ailleurs, cela nous rappelle que Rémi Fraisse a été jugé coresponsable de sa mort puisque, tout en étant reconnu comme manifestant non violent, on a considéré qu’il s’était mis lui-même dans une situation périlleuse.

À côté des déclarations, on a aussi pu voir le travail préparé en amont par les agences de com, avec les petits scandales au sein du gouvernement (le 25 mars, Olivier Dussopt fait son coming-out, Marlène Schiappa fait du « féminisme disruptif » en couverture de Playboy pour le numéro d’avril…). Les journaux locaux tentent de redorer le blason de la police, comme La Nouvelle République, qui, le 29 mars, tente un petit : « Les CRS de Poitiers sauvent des migrants ».
Chaque fois que le scandale éclate, les cabinets de communication préparent l’opinion publique soit à détourner le regard, soit à recevoir de fausses informations. Les plus criantes sur le moment ont sans doute été la minimisation du nombre de participants et la majoration des chiffres des blessés parmi les gendarmes : le chiffre repris par les médias était de 7 000 opposants dont 1 000 « ultras ». Également l’annonce d’un gendarme en urgence absolue le soir de la manifestation, qui se voulait un contre-feu aux deux manifestants dans le coma. On signalera aussi, dans le contre-feu médiatique, les guignoleries des faux BRAV-M chez Hanouna, suivies d’une fausse polémique, non pas sur les violences policières mais sur les états de service des intervenant (faux ou vrais BRAV-M), suivie d’une intervention du préfet de police de Paris, toujours dans « TPMP ».

A minima, la cantine annonce avoir servi 10 000 repas. La plupart des gens avaient leur sandwich. De plus, il est difficile d’avoir une impression de foule dans les champs – ce que nous avons pourtant eu ici, tant elle était dense. Quant aux ultras, bien malin qui aurait su les distinguer des autres ; et, concernant les habitants du coin, certains d’entre nous ont pu avoir le plaisir de croiser la secrétaire de mairie du bled d’à côté en train de ramasser des cailloux pour les premières lignes ou de se faire taper sur l’épaule par des collègues, full cagoule. La palme des mauvaises infos (ou de la mauvaise foi) revient à Paris Match. Dans son n° 3856 (« Manifs : Face aux ultras »), le journaliste arrive à faire le distinguo entre un agriculteur qui vient avec sa raquette de tennis pour renvoyer les lacrymos et les « black blocs ». La différence semble plus tenir au K-Way qu’à la méthode mais passons, les bons et les mauvais manifestants se distinguent visiblement maintenant au fait de pouvoir être identifiés par la police ou pas...

{{Une note de gendarmes et la réponse « anti-ZAD » de Darmanin

Les gendarmes de la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) nous ont gratifiés d’une note, publiée par France Inter (7). Succinctement, celle-ci revient sur le déroulé de la manifestation et en fait une analyse tactique tout à fait pertinente :

  • les quads ont un effet déstabilisant, une surprise tactique ;
  • les grenades lacrymogènes ne sont pas efficaces sur les « black blocs » (comprendre ceux qui s’affrontaient aux gendarmes) ;
  • l’usage des grenades explosives GM2L, quant à lui, est efficace sur ces derniers ;
  • les « médics » sont arrivés à saturation de blessés, ce qui a mis un terme aux affrontements ;
  • la violence des affrontements a été efficace et a éprouvé psychologiquement les manifestants ;
  • l’échec de la manifestation pourrait « constituer le terreau d’une radicalisation encore plus importante ».

Si on se met dans la tête du tacticien du maintien de l’ordre, la conclusion est limpide : il faut faire des blessés, graves si possible : ça marche… au risque cependant de faire monter le niveau de conflictualité.

Darmanin annonce dans la foulée (Le Journal du dimanche du 2 avril) : « Nous créerons d’ailleurs au ministère de l’Intérieur une cellule anti-ZAD, avec des juristes spécialisés […] dès le 1er septembre prochain. […] Elle sera constituée de cinq juristes de haut niveau qui seront chargés d’accompagner les préfets pour empêcher la constitution de ZAD ou les démanteler. Leur recrutement est en cours. » Visiblement, leur rôle principal sera de casser rapidement les recours juridiques qui permettent de laisser du temps à l’opposition pour s’organiser, et parfois créer un espace de vie et de lutte. Cela, plus les déclarations de guerre à l’« ultragauche », rappelle toutefois de mauvais souvenirs, comme la volonté affichée en 2008 de détruire les « anarcho-autonomes » grâce à la circulaire Dati, qui avait fait tomber des enquêtes liées à des actions directes diverses dans le champ de l’antiterrorisme. Dans la foulée de l’affaire du 15 juin 2021 en Limousin (9) ou de l’association de malfaiteurs de Bure, l’État se donne les moyens de terroriser. Car, bien souvent, ces procédures accouchent d’une souris au niveau judiciaire. Mais, dans l’intervalle, le fichage, la peur, la criminalisation ont fait leur chemin.

{{L'après : abattement et cristallisation de luttes de territoire

Un autre point qui n’a quasiment pas été traité par les médias est le feu vert implicite qui a été donné aux probassines pour faire la chasse aux écolos. Pendant la manif, des dizaines de véhicules garés un peu loin ont été saccagés (des pneus dégonflés à la destruction complète des véhicules – voir photo). Les dépanneurs appelés sur le secteur ont déclaré n’avoir fait que ça durant tout le week-end.

Ces destructions, encore, ne sont rien comparées aux agressions qu’ont pu subir certains opposants aux bassines (tabassage du neveu de Julien Le Guet, porte-parole du mouvement [10]). Comme souvent pour les luttes en milieu rural, la lutte est d’autant plus compliquée que le sujet divise familles et voisins. Les relations se tendent dans des milieux où tout le monde se connaît. À titre d’exemple, on peut rapporter la tentative d’achat d’une maison par un porte-parole des Jeunes Agriculteurs (FNSEA) : la vente a été annulée par ses propriétaires car ces derniers, présents à la manifestation, ont été outrés de voir le futur acheteur cracher sur les tracteurs de la Confédération paysanne.

À cela s’ajoutent les écarts entre néoruraux (ou assimilés) et certains agriculteurs conventionnels, qui sont bon public pour mettre les difficultés des modèles agricoles qu’ils subissent sur le dos des écolos. Plus facile que de remettre en question les logiques liées aux primes PAC.

{{Conclusion : un tournant dans le mouvement social et écologiste ?

Cette manif a eu un écho fort dans le mouvement social, notamment le 30 mars, qui a vu les appels des Soulèvements de la Terre à se rassembler devant les préfectures et sous-préfectures très suivis, et pas que par la sphère écolo ou le milieu radical. Au contraire, dans de nombreux endroits, ce sont des syndicalistes et/ou des participants au mouvement des retraites en cours, sans étiquette, qui se sont rassemblés, voire qui ont lu les communiqués des parents et des camarades de Serge (et dans les manifestations syndicales suivantes). Le lien ne pouvait qu’être fait entre les blessés de Sainte-Soline et ceux du mouvement (un cheminot éborgné, une travailleuse de l’éducation avec un doigt arraché), ou avec les arrestations massives et arbitraires dans le cadre des manifs nocturnes post-49.3.

Il faut approfondir ce parallèle et partir de là pour critiquer l’État, sa police, sa justice, et son rôle de protecteur du capital (11). La période nous donne cette opportunité, par le rejet massif du gouvernement et la brutalité qui ne laisse aucun doute sur sa vraie nature. Contribuons, dans le mouvement en cours, à creuser l’antagonisme entre le mouvement et l’État, par la critique, par l’action, puisque c’est toujours le même État qui mutile, terrorise et tue pour défendre l’accumulation du capital, que ce soit dans les villes ou dans les champs. Répondons à l’appel des « camarades du S. » à « faire de la semaine du 1er Mai une semaine intensive d’actions contre l’État et le capital : au travail, dans les cortèges, sur les ronds-points, en dédicace à tous nos camarades blessés, tués et enfermés, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, qui ne peuvent pas y participer. Non pas dans un sens symbolique ou mémoriel mais bien dans l’objectif de lancer, relancer ou continuer les luttes auxquelles nous participons ».

Des participants du 25 mars 2023
et des membres du mouvement antibassines

Soulèvements de la Terre, bilan d’étape

Si la lutte pour les bassines dans les Deux-Sèvres est parvenue à fédérer autant de gens, cela est dû sans doute à une subtile alliance entre plusieurs organisations. Historiquement, c’est le collectif Bassines non merci (BNM) qui tient la lutte depuis des années, fortement appuyé par la Confédération paysanne. Après le confinement et l’usure d’une longue lutte de territoire, BNM 79 a cherché un nouveau souffle en rejoignant les Soulèvements de la Terre (SDT).

Cette organisation, créée en 2021, provient directement de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Elle se veut au départ un regroupement d’organisations signataires de l’appel des Soulèvements de la Terre (dont la Conf’ pays’ et BNM [1]). D’où un certain flou concernant les structures : on peut considérer que les Soulèvements en tant que tels sont une organisation puisqu’ils possèdent des forces vives propres à eux, mais ils intègrent également d’autres groupes et organisations (ils se disent eux-mêmes composés à la fois de groupes locaux en lutte contre divers projets d’urbanisation du territoire, de membres de la « génération climat » proches d’organisations comme Extinction Rebellion [XR], de syndicats paysans comme la Conf’ pays’ et de la mouvance autonome anticapitaliste).

On se souvient que la première « saison » des Soulèvements avait eu du mal à fédérer : elle proposait des appels très tournés vers des luttes de « copinage », proches des autonomes pilotant l’orga. Les organisations signataires ne semblaient pas hyper impliquées dans les décisions et leur plan com était franchement énervant… En effet, les actions étaient principalement tournées vers la communication : gros affichage, logo sexy à partager sur les réseaux et pas mal de vide derrière.

Un changement de stratégie s’est opéré lors de la deuxième saison, où les organisateurs des SDT ont fait le choix de s’ancrer davantage sur le terrain de luttes existantes et fortes (celle des bassines, par exemple) pour leur apporter le soutien logistique, matériel, et la communication nationale qui leur manquaient.

Entre-temps, les Soulèvements ont fait un gros travail pour étendre leur réseau. Ils ont ainsi été rejoints par de nombreux militants écologistes, revenus des actions symboliques issues du mouvement climat lycéen, d’ANV COP 21, d’Alternatiba, de XR..., très CSP+ et « non-violents ». Comme le souligne très justement la note du service central du renseignement territorial publiée par Reporterre, en fédérant, grâce à leur « capacité d’influence » et de « séduction », des collectifs locaux et des militants plutôt jeunes dont des radicaux, les Soulèvements ont réussi à créer un « syncrétisme militant » mêlant « massification et radicalité ». La radicalité dans l’action directe (blocages, sabotages) a pu être assumée et légitimée face à l’urgence climatique, avec des destructions (appelées « désarmements ») bien plus offensives que ce que proposait le nouveau mouvement écolo post-COP21 (2).

Un travail de drague a également été mené vers certains élus Verts et LFI. Le tout donnant un ensemble assez hétéroclite mais très efficace, il faut bien l’avouer. Les dernières manifs antibassines ont ainsi réussi à réunir des composantes de la société et du champ politique très éloignées les unes des autres, et à engendrer à la fois respect et compréhension des modes d’action de chacun. De la même manière, la communication réunit efficacement tout ce beau monde, comme on a pu le voir lors de la soirée de soutien parisienne du 12 avril 2023, avec une liste d’invités de marque longue comme le bras (la « gôche » du NPA à EELV, des syndicats, des chercheurs du GIEC, l’auteur Alain Damasio, l’éco-tartuffe Cyril Dion…).

On peut regretter, bien sûr, l’impression d’être un pion dans une stratégie qui nous dépasse, et dont on suppose qu’elle est parfois plus stratégie de communication médiatique – à base de jolies images de choses qui brûlent, de discours poignants de personnalités radicales ou d’élus « sincères » – que recherche d’une efficacité tactique permettant de gagner la lutte ; ou que celle-ci soit menée par un état-major peu visible, sans coordination de l’ensemble des composantes à la base. Stratégie qui, parfois, fait des dégâts (3), comme à Sainte-Soline.

Au final, les Soulèvements de la Terre bénéficient et contribuent à une période où la jonction réelle entre mouvement écologiste et mouvement social pourrait s’opérer, sur fond de crise politique, institutionnelle, sociale et environnementale. Reste à savoir sur quelles bases idéologiques, sociales et organisationnelles. Le débat est ouvert.

(1) https://www.terrestres.org/2021/03/...
(2) Voir « Un tournant dans les luttes écologiques ? », dans CA n° 295, décembre 2019.
(3) Dans l’entretien sur Contretemps avec des représentants des SDT cité dans l’article « Retour sur Sainte-Soline » de ce numéro, ceux-ci critiquent après coup la stratégie de la manifestation qui a mené à l’affrontement, mais affirment avoir découvert l’ampleur du dispositif policier le jour-même…

Notes
(1) Voir « La jeunesse s’ennuie ? », Courant alternatif n° 329, avril 2023 ?
(2) Voir « Manifestation du 29/10 à Sainte-Soline, une réussite certaine », CA n° 324, novembre 2022, et « L’État entre en guerre pour privatiser l’eau », CA n° 329, avril 2023.
(3) https://lavoixdugendarme.fr/les-lec...
(4) https://www.lanouvellerepublique.fr...
(5) Estimation d’après les prix annoncés du projet de 16 bassines dans les Deux-Sèvres, qui coûtent dans l’ensemble 76 millions. L’estimation du coût du maintien de l’ordre provient du journal L’Humanité.
(6) https://www.contretemps.eu/soulevem...
(7) Entendu sur CNews, cité par https://www.ouest-france.fr/environ...
(8) https://www.radiofrance.fr/francein...
(9) Voir « Inculpé·es du 15 juin 2021 : résister à l’antiterrorisme », dans CA n° 322, été 2022.
(10) Voir « Mégabassines, circulaire ministérielle, cassage de gueule, procès... », dans CA n° 326, janvier 2023. Dans le même style, rapporté par Reporterre, à propos d’une journaliste qui documente les ravages de l’agro-industrie en Bretagne : « Victime de sabotage, la journaliste Morgan Large porte plainte », le 29 mars 2023
(11) Voir sur le site de l’OCL le texte : « Nous ne pouvons vaincre militairement la police, soyons plus malin·gnes qu’elle ».

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