CA 331 juin 2023
Interview d’un camarade iranien
mercredi 14 juin 2023, par
Nous avons réalisé en janvier 2023 une interview de B, camarade libertaire iranien vivant à Lyon Nous l’avons complété récemment. Nous vous en présentons ici la première partie. La suite paraîtra dans le numéro d’été.
Issu d’un milieu pauvre, B. a pu entrer à l’université publique d’Ispahan qui était gratuite à l’époque. Il milité dans un éphémère groupe communiste « Liberté et égalité ». Après plusieurs arrestations il s’est exilé en Turquie. En 2013, arrivé en France il rejoint le Parti de Gauche, devenu LFI, qu’il quitte en 2019 tout en fréquentant le groupe trotskiste « l’Étincelle ». Il est membre du collectif de la librairie libertaire la Gryffe et a traduit en iranien « Qu’est-ce que la propriété ? » de Proudhon, et « Protestations devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937 ».
Le déclencheur c’est la mort de Masha Amini, jeune femme kurde iranienne en visite à Téhéran, arrêtée le mardi 13 septembre par la police des mœurs et déclarée morte à l’hôpital 3 jours plus tard. Elle avait été battue à mort.
Il y avait déjà eu des morts dans de précédents mouvements de contestation du régime, comme celui autour des vendeurs ambulants qui ont été tabassés et massacrés dans la rue en 2020, mais il n’y avait jamais eu de réaction comme ce qui s’est passé après la mort de Masha.
C’est comme si le couvercle de 43 années de colère intériorisée par les iraniens contre le régime venait de sauter.
Cela a déclenché une dynamique nouvelle extrêmement déterminée dans la société iranienne.
Ainsi, le 16 septembre au soir même du décès, il y a eu une première confrontation avec la police devant l’hôpital où le corps de Masha reposait. La manifestation dénonçait les circonstances de sa mort (meurtre nié par la police) et les mensonges officiels sur les problèmes de santé qui auraient causé sa mort.
Dès la 2ème semaine les étudiants ont entamé une grande grève. Le régime a fermé les universités et des centaines d’étudiants ont été arrêtés et sont encore emprisonnés.
Pendant 3 mois le mouvement a occupé la rue dans tout le pays, mais après 30 000 emprisonnements, de nombreux blessés (nombre inconnu), 600 morts dans la rue, une dizaine de condamnations à mort et 5 exécutions capitales, les manifestations ont beaucoup diminué voire disparu. La force de manifester dans la rue a été détruite/réprimée, les gens restent chez eux car on ne peut pas manifester tous les jours, on souffre et on s’épuise, comme dans le mouvement des Gilets jaunes.
Mais d’autres formes d’actions existent : des réunions, des actions artistiques comme la poésie, des clips, des slogans…
Et, pour nous qui sommes en exil, quand on écoute impuissant, les nouvelles et qu’on apprend qu’un tel est mort, un autre arrêté, cela détruit ta santé mentale. À part pleurer et aller manifester nous nous sentons dans une position d’incapacité à faire bouger les lignes.
Les cycles de confrontation avec l’État sont de plus en plus réguliers, C’est quasiment tous les ans. C’est pour ça qu’on peut dire qu’on est dans une époque révolutionnaire. C’est une révolution sur l’aspect social, l’aspect économique, et sur certaines libertés. Il y a 43 ans de colères, sur différents sujets. Économiquement, l’Iran pourtant 2ème réserve de gaz et producteur de pétrole, est en difficulté parce que le système est corrompu. Sur les libertés individuelles et les droits fondamentaux, on est en face d’un régime islamiste qui interdit tout. Aller prendre une bière en terrasse sans finir en prison, c’est un rêve pour la jeunesse iranienne, on ne se rend pas compte à quel point.
La révolution actuelle est une révolution sociale profonde : elle va changer les rapports entre les gens, dans la société, les relations femmes hommes, les libertés pour les minorités, etc. C’est pourquoi cette révolution va être longue.
Il y a de tout dans cette révolution, mais on ne sait pas qui va arriver à traduire tout ça et donner un programme politique. J’espère que ce sera la gauche, mais pour qu’elle arrive à ça il faudra changer beaucoup de choses.
La contre-révolution – les royalistes – veulent juste changer les dirigeants. La droite acceptera les libertés individuelles, mais on aura un problème au point de vue économique avec eux ; c’est pourquoi les liens avec les syndicats sont tellement important, et beaucoup d’amis sont en train de travailler avec eux. Le syndicalisme est interdit en Iran. Toute réunion de travailleurs est considérée comme une organisation terroriste, donc ça se fait en cachette.
C’est une révolution qui a commencé, qui va peut-être durer. Là, ça fait plus de trois mois que ça continue, et j’ai aucun doute que les iraniens vont gagner d’une manière ou d’une autre, et faire tomber ce régime.
C’est héroïque ce qu’ont fait les iraniens. Je ne suis pas nationaliste mais ce mouvement m’a rendu fier d’être iranien. C’est un peuple en révolte, un grand peuple révolté qui veut changer la société.
Dans de nombreuses familles, il y a un mort, un prisonnier. À la mi-mai 3 personnes ont été encore exécutées et leurs familles qui protestaient, emprisonnées. La colère, la haine et la vengeance sont le moteur de beaucoup de personnes en Iran aujourd’hui. Vu comment fonctionne la société iranienne, cela va provoquer beaucoup de règlement de comptes quand le régime tombera.
L’appel du muezzin à 5 h du matin, pour nous c’est quelque chose d’horrible. Des amis touristes français m’ont dit qu’ils trouvaient ça magnifique. Mais pour nous, ça veut dire que quelqu’un va être exécuté, parce que c’est à ce moment qu’ont lieu les exécutions dans les prisons. Selon les règles islamiques, c’est après la prière qu’on peut tuer, pas avant. Pour nous, il n’y avait pas mieux pour détruire l’islam que ce gouvernement islamiste, et je peux le remercier sur cet aspect.
L’Islam a mis dix siècles pour s’imposer partout en Iran et devenir une religion d’état. Ce sont les Safavides qui, au 16ème siècle ont imposé le chiisme comme religion d’état pour contrer la menace de l’empire ottoman.
Avant ça, il n’y avait pas de règles strictes : l’islam s’était diffusé, mais la population était assez libre et dans la pratique et les iraniens n’ont jamais accepté l’islam comme dans les autres pays musulmans.
Dans la société il a toujours existé des mouvements de résistance. En 1906 il y a eu une tentative de monarchie constitutionnelle, qui donnait le pouvoir à l’assemblée et actait une séparation de l’église et de l’État. Mais ça n’a duré que trois mois, sous les attaques du clergé chiite.
Avant la révolution, l’islam était respecté, mais l’arrivée au pouvoir des islamistes a montré une autre face de la religion.
Durant la révolte de 2022-2023, une photo montre des collégiennes faisant des doigts d’honneur à un portrait d’ayatollah ; cette photo montre que le régime a détruit tout respect envers la religion. Elle montre que l’Iran ne peut plus être un pays religieux. C’est fini. Marx disait à propos d’un livre d’Hegel que tout ce qu’on considérait comme sacré allait s’évaporer dans l’air ; ce qu’on croit ne jamais pouvoir changer disparaîtra un jour ou l’autre.
Maintenant on fait tomber les turbans des mollahs. Des mosquées sont attaquées. Les femmes sortent sans voile et se coupent les cheveux. Le musée Khomeiny a été incendié. Tout ce qui était autrefois sacré a été détruit.
C’est le message de cette photo : des jeunes filles contestent l’autorité religieuse et y mettent fin. On peut être optimiste pour l’avenir et la liberté en Iran.
Sur ce sujet il y a aussi des problèmes générationnels, entre parents et enfants. On trouve une vidéo d’un jeune qui brûle un coran chez lui et dit aux parents « voyez, je brûle le Coran et rien ne se passe ».
Avec des amis on a fait un travail d’analyse du Coran verset par verset. Mais jamais je ne traduirai ça en français, c’est trop dangereux. Ici en France c’est compliqué de parler de l’islam. Pour nous autres iraniens c’est facile, comme on vient d’un pays de culture musulmane : on sait qu’on est contre.
Il y a 20 ans, un responsable politique de gauche a déclaré que la révolution iranienne sera féministe car les femmes sont les premières victimes de ce régime.
Le mouvement est effectivement plus global, mais les femmes sont, elles en première ligne parce que la première fonction de l’islam est d’être contre les femmes. Les femmes iraniennes le savent. Ce sont elles les plus révoltées.
Récemment il y a eu une affaire criminelle : à Ahvaz, Mona Heydari, jeune femme de 17 ans fuit son domicile et son mari après un mariage forcé et se réfugie en Turquie. Les autorités turques l’ont renvoyée en Iran. Son mari l’a égorgé, décapitée et a exhibé sa tête dans la rue et publié le tout sur Youtube. Il a été condamné à huit ans de prison ferme, alors que des révolutionnaires ont été exécuté en prison et parfois en public, pour avoir brûlé une poubelle. Donc évidemment que c’est une révolution féministe : les femmes sont en première ligne comme si elles n’avaient peur de rien et font preuve d’un courage extraordinaire.
Je ne pense pas que la guerre soit la raison de cette présence des femmes dans ces métiers, car avant même la révolution islamiste il y avait beaucoup de femmes qui cherchaient la liberté et leur place dans la société.
Actuellement, certains religieux trouvent que les femmes ont pris trop de place dans la société. Le régime dit aussi qu’il faut faire des enfants car le taux de natalité baisse car beaucoup d’iraniens préfèrent la liberté au mariage.
Donc les religieux demandent qu’elles arrêtent de travailler et rentrent faire des gosses.
La princesse du Shah :(les royalistes en exil) a dit exactement la même chose : questionnée sur « Femme, vie, liberté », elle a répondu que la vie c’est faire un enfant, et la liberté c’est d’avoir un enfant. Tu vois comment ces gens-là se rejoignent.
Les femmes ont été ignorées, insultées, c’est normal qu’elles se révoltent.
Dès le début, le régime a tenté de jouer la division entre iraniens et les minorités (kurdes, baloutches).
Le Kurdistan et le Baloutchistan iraniens sont deux zones frontières avec l’Irak et le Pakistan. La population est sunnite. Le régime y a déployé l’armée. Le régime a fait tirer à balles réelles sur les Kurdes et les Baloutches qui se sont battus à mains nues.
La stratégie des mollahs était de faire croire aux iraniens du centre du pays que c’était un conflit séparatiste qui risquait de faire éclater l’Iran, alors qu’il n’y a pas de mouvements séparatistes dans ces régions.
Cette stratégie a été la même que celle du régime du Shah (Reza Pahlavi) qui, dans le passé, a joué avec succès les divisions inter-ethniques.
Mais, les manifestants et peuples d’Iran, en reprenant le slogan « Femmes, vie, liberté », qui est un slogan du mouvement kurde syrien, ont manifesté leur fraternité et leur unité face au régime. Cette tentative de diviser les gens qui était autant du fait du régime que de certains opposants au régime (nationalistes, fascistes, monarchistes...) a donc été un échec.
L’Iran est un pays multiculturel du fait de son histoire et de sa position de carrefour du Moyen-Orient. On y trouve des minorités arabes, kurdes, turques, turkmènes, baloutches, arméniennes, assyriennes et juives. C’est aussi une plaque tournante du commerce en Asie.
L’histoire des kurdes iraniens est différente d’autres pays ; c’est eux qui ont créé l’empire d’Iran, qui ont gouverné pendant très longtemps, ils se sentent donc iraniens, voire plus iraniens que les autres. Il n’y a pas à ma connaissance de mouvement kurde iranien qui veut l’indépendance. Ils disent vouloir un modèle fédéraliste, ce qui est maintenant partagé par un grand nombre des gens de gauche et les autres peuples d’Iran.
Les kurdes iraniens sont en relations étroites avec ceux d’Irak et sont assez attirés par le modèle fédéraliste irakien. Avec des amis de l’exil nous avons beaucoup travaillé la question fédéraliste en défendant un confédéralisme plus libertaire inspiré du Rojava, mais on ne sait pas s’il peut s’appliquer en Iran… Et nous aimerions que les kurdes iraniens se détachent du modèle des kurdes irakiens, qui sont soumis à des partis claniques réactionnaires et corrompus, et se rapprochent des kurdes syriens.
Les monarchistes
Ce manque de partis politiques et de vision politique créé un vide, et dans l’exil, ce vide permet aux royalistes – partisans de Mohammed Reza Pahlavi, souverain et dictateur iranien de 1941 à 1979 – de réapparaître.
Deux pays soutiennent les royalistes iraniens, qu’on peut aussi qualifier de néofascistes :
Le Maroc dont le roi finance le fils du Shah à hauteur de 1 million de $ par an.
Et surtout, l’Arabie Saoudite qui a depuis 5 ans beaucoup investi sur les monarchistes.
Elle a créé deux chaînes de télévision qui émettent en direction de l’Iran et financé des opérations de relations publiques internationales pour eux.
Car l’Iran avec la révolution islamique et sa politique internationale et militaire (interventions directes et indirectes au Liban, en Syrie, en Irak qu’il a partiellement colonisé…) dérange politiquement et religieusement l’Arabie. Comme celle-ci veut rester le seul pays légitime à guider l’ensemble du monde musulman, une monarchie laïque iranienne l’arrangerait bien.
Dans l’exil, les royalistes disposent de moyens énormes en créant des associations et des centres de recherche bidons qui ne produisent rien et fournissent des postes à des exilés qui sont donc achetés. Cela peut sembler complotiste mais c’est la réalité.
C’est ainsi que l’on a vu réapparaître dans toutes les manifs iraniennes à l’étranger le drapeau royaliste (un lion avec une épée et une couronne). C’était impensable il y a deux ans.
En Belgique, ils ont créé un parti néo-fasciste « Le front du 7 octobre », dont logo reprend la flamme du MSI/FN et le lion d’Iran. Ce parti travaille avec l’extrême-droite flamande (Vlaams Belang) et ils y ont une députée d’origine iranienne très raciste.
Les sénateurs français de droite avec Bruno Retailleau ont organisé une réunion avec les royalistes. Dans le passé, la droite française avait d’excellentes relations avec le régime du Shah, et les iraniens possédaient 20 % de l’usine d’enrichissement d’uranium de la Hague (Eurodif).
De l’extérieur, ils donnent l’impression qu’ils sont importants. Mais récemment leurs brutalités et leur sexisme dans les manifs leur ont fait perdre pas mal de soutiens.
Et avec le rapprochement surprise entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, officiel depuis mars 2023, cette dernière risque de les lâcher – elle a déjà arrêté de financer leurs chaînes de télévision.
La suite au prochain numéro...
Interview réalisé par
Olive Oyl et Eugene the Jeep