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CA 332 été 2023

Entretien avec des ouvriers en boulangerie, première partie

« Ça nous fait rire quand on nous parle de la grande gastronomie française »

mardi 18 juillet 2023, par Courant Alternatif

Nous avons rencontré M. et C., ouvrière et ouvrier en boulangerie artisanale. Ces rencontres ont donné lieu à trois entretiens sur la boulangerie d’aujourd’hui, du point de vue de ses ouvriers et ouvrières. Dans la première partie de cette série, M. nous raconte, sur le mode de l’enquête ouvrière, la façon dont s’organise le travail, les risques et les résistances, les relations entre collègues… Dans les prochains numéros de Courant Alternatif, nous aborderons la formation professionnelle et le bizutage, la situation particulière des femmes et des immigrés dans la production et les luttes de la boulangerie.


C’est quoi la boîte où tu bosses ?

La boîte est spécialisée dans le bio et le four à bois. On est 8 salariés. C’est une SAS, donc on a plusieurs actionnaires. Trois boulangers et boulangères, un pâtissier, trois livreurs, et la gérante. On livre les écoles, les boutiques bio, les AMAP.

Comment se passe ta journée de travail ?

Je me lève à 1h45 à peu près, et j’arrive assez vite pour 2h40, le temps de la cigarette. J’ouvre le portail, extrêmement lourd, je retire les alarmes, je me change, chaussures de sécurité et tout, je me lave les mains (dans un vestiaire féminin, celui d’un magasin partenaire à côté ; avant je me changeais dans celui de la patronne). À ce moment-là, je suis devant la pointeuse, il est 2h50.

Première chose, pétrir les ingrédients pesés la veille. Pendant que ça tourne, je divise les pétrissées déjà faites la veille. Quand c’est fini, je commence à chauffer le four à bois. Il faut s’arrêter toutes les 15 minutes pour ajouter des bûches dans le four. Là j’ai quelques minutes de latence pour sortir les viennoiseries du congélateur (et les brioches qu’on a divisées), et je les mets dans la chambre de pousse, où elles vont gonfler. Je prépare aussi les sacs de livraison en écrivant les noms et les quantités. Il reste un peu de temps pendant que la pâte repose, je prépare les pesées pour le lendemain.

Là je « débaque » les pâtes qui viennent d’être pétries (je fais faire un tour aux pâtes dans les bacs, ça leur donne de la force), qui font de 12 à 50 kg (les plus lourdes sont sur trépied). Quand c’est trop lourd, je divise en deux. Après je commence à façonner une partie, les pâtes qui ont été faites la veille d’abord. On n’a pas de façonneuse donc je fais tout à la main. S’il me reste du temps, je rafraîchis le levain pour le lendemain. J’envoie les pains de mie en cuisson, puis les quiches, les pizzas… Je passe à la division des pâtes pétries le jour même. Je recharge la brouette de bois pour le four, dehors sans lumière : le lampadaire n’est pas activé. On n’en vaut pas la peine ! Et ça alors que le stock de bois dépasse au dessus de ma tête dans la brouette. Puis je passe au four. Dès que tout est dans le four, je passe au façonnage de la pâte du jour, et c’est des allers-retours entre le four et les pâtes. Dans tout ce merdier, je mets les brioches dans le four électrique. Heureusement qu’on a les minuteurs, parce que parfois je les oublie. Quand j’ai fait ça, je me dis que ma journée est bien avancée. Il est 7h15.

Je commence à ensacher (mettre les pains dans les sacs préparés plus tôt), en fonction de la demande du client. Quand mon four est vide, je passe le balai dedans, puis je reprépare une chauffe de bois. Je fais cuire les viennoiseries à l’électrique. Je prépare les pains de mie pour le lendemain. C’est à ce moment là que passe la livraison, c’est majoritairement les cantines scolaires. Je prends ma pause, je fume une cigarette sur un sac de farine, ce qui est interdit. Le sac de farine est pratique, on peut faire la sieste dessus. Il n’y a pas de salle de pause, ni de chaise dehors de toute façon. Même mon collège non fumeur n’a pas de chaise. Ma pause n’excède pas 10 min généralement.

À 8h45, je fais la deuxième cuisson. Je lance la pétrissée pour le lendemain, qu’on met au frais. Et puis ménage, ça veut dire récurer les tables, les pétrins, épousseter la farine qui se met partout, la plonge, et puis le coup de balai. Les pains sortent progressivement du four. Je commence le ménage dans la salle labo, et j’attends que la cuisson soit terminée pour faire la salle du four. Quand tout est prêt dans les sachets, deuxième coup de balai dans le four. Je jette les déchets, je remets du bois dans la brouette pour mon collègue du soir qui arrive à 16h, je badge à la sortie, encore en tenue. Je finis entre 10h et 12h, en fonction de la taille du deuxième four.

C’est comme ça tous les jours ? Tu es seule à chaque fois ?

Dans la boîte où je suis, je suis toute seule pour faire tout ça les lundis et les remplacements. Le reste de la semaine, c’est pareil, mais une heure plus tard, et je suis avec mon responsable. Mon responsable n’est pas là tous les jours. Les jours où on peut être seul, c’est quand la production est inférieure à 200 kg (sans prendre en compte viennoiseries, snacking…). Quand c’est au-dessus, on est deux « normalement ». Là où je bossais avant, j’avais eu seulement un jour de formation pour bosser seule.

On se divise les tâches. On a facile 400 kg à faire, et quand l’un est au four l’autre façonne en s’occupant du four électrique… Je fais parfois le ménage sur des jours où je ne suis pas en production. Certains jours les livraisons de matière première vont se rajouter. Il faut parfois se dépêcher (le beurre en été…).

C’est quoi les moments où on peut se blesser ?

Dans la boulangerie, on tient la première place des maladies respiratoires et des problèmes ORL, et deuxième place des maladies de peau avec l’allergie à la farine. Dès qu’on est en vacances on arrête de tousser, et quand on reprend, ça revient. Mais les lésions restent. Beaucoup de personnes finissent avec des problèmes cardiaques, à cause du travail de nuit, de ne pas pouvoir s’asseoir, de devoir courir, de la chaleur. On mange plus sucré pour se tenir éveillé, y compris les produits de la boulangerie, qu’on nous donne dans certaines boîtes.

Le premier accident de travail déclaré c’est à cause des charges lourdes (sacs de farine, bûches). Décuver un pétrin, c’est une « posture pénible », que tu sois grand, que tu sois petit. En plus avec les pétrins, il y a toujours un risque de se faire broyer un bras. Mais aussi la diviseuse, qui est à pression, et parfois elle bugue. Il n’y a pas de maintenance sur cette machine. On ne met jamais le visage au dessus, car le couvercle peut remonter d’un coup : j’ai eu un collègue avec le menton arraché.

Et puis les risques de chutes, car la farine, ça glisse, tout comme le lait, le beurre… Nos chaussures sont anti-adhésives, mais pas suffisamment. On a souvent les yeux irrités (particules de bois, farine, néons…) et on n’a pas de lunettes de protection. Beaucoup de brûlures, quand tu mets les bûches, avec les plaques dans le four, avec les moules, surtout que les gants ne sont pas adaptés aux mains de femme : ils sont tout le temps trop grands pour moi. Coupures : avec les coupe-pâtes, les lames de rasoir (pour lamer le pain). Pas mal de bleus, parce que tu te cognes à pleins d’endroits, quand tu te retournes. Il y a des tiges métalliques qui dépassent, et qui peuvent t’arracher les vêtements.

On parle beaucoup du stress des petits patrons, des gérants, des responsables, comme si nous on n’était pas stressés. Pas stressés de travailler de nuit alors que biologiquement c’est pas du tout adapté, de prendre la route de nuit, de bosser seul, de pas tenir jusqu’à la retraite. De devoir gérer si une machine tombe en panne et que la livraison arrive quand même à la même heure. Des risques de cambriolage (la boulangerie c’est une des dernières petites entreprises qui ont du liquide).

Vous avez des moments où souffler ? Du sabotage, du vol ?

On peut accélérer le rythme pour s’organiser les pauses, préparer des choses en avance. Finalement c’est pas une astuce, parce que le rythme est encore plus pénible.

Le seul petit truc comme avantage en nature c’est les 320 g de pain par jour. Mais parfois il y a des graines qui disparaissent, des litres de lait… C’est très alimentaire. Ça dépend des caméras.
J’ai entendu parler de pratiques « chou blanc » sur des machines indispensables, utilisées comme moyen de sabotage. C’est une loi qui dit que si on est déjà sur place quand la machine est défaillante, le patron doit nous payer la journée.

Tu as quoi comme jour de repos ? Tu peux récupérer un peu du travail de nuit ?

J’ai la chance d’avoir les samedi et dimanche comme jours de repos, c’est la première fois que j’ai un vrai week-end en boulangerie. Est-ce qu’on récupère des heures de nuit ? En un week-end, non. Tu te lèves tôt, tu te couches tôt. Ou alors tu t’éclates dès que tu fais une soirée. À 30 ans, je dors à 21h. Il faut un temps plus long pour se remettre sur des heures normales. Là où tu peux vraiment récupérer, c’est quand tu as tes trois semaines d’affilée, en été. Quand tu as juste une semaine, il te faut 3 jours pour te remettre sur un rythme normal, et 3 jours pour te recaler sur le boulot…

C’est quoi le salaire, les primes ?

Généralement on te fait commencer au SMIC, c’est illégal quand tu es titulaire d’un CAP ou d’un BP mais c’est comme ça. J’ai jamais vu quelqu’un qui était payé à sa qualification, ou alors il est pistonné. Il n’y a pas de négociation de salaires alors qu’il y a un manque de main d’œuvre.

On est supposé avoir un salaire qui évolue, mais si tu ne demandes pas tu n’auras pas. Comme c’est la crise pour la boulangerie c’est encore plus difficile. Il y a un gros problème sur les heures supplémentaires, qui pour beaucoup ne sont pas payées.

On a une prime panier. On produit de la bouffe, mais l’entreprise n’a pas de restauration sur place. Ça leur revient moins cher de nous payer la prime panier que de nous filer des sandwichs. Et quand c’est des sandwichs faut pas être regardant sur la qualité.

Et la prime de fin d’année, qui dépend de l’ancienneté. Il faut avoir une année complète. Pour moi, avec un salaire de 1 700 l’année dernière, ma prime était de moins de 700 euros. Et c’est tout. La prime de salissure c’est au bon vouloir du patron.

C’est quoi les relations entre collègues ? Les discussions tournent autour de quoi ? Vous arrivez à créer du collectif ?

Quand je bosse toute seule, c’est un peu dur de parler. Mais quand on est entre jeunes, ça parle films, ça parle musique, ça parle séries… mais aussi de jeter des pierres sur les dirigeants. Ça globalement on est tous d’accord.
La majorité ne vote pas. Ceux qui votent c’est extrême-droite, avec les discours qui vont avec : politique migratoire, position des femmes, discours religieux, le « wokisme ». Sur ma boîte, cinq n’ont pas voté, un Le Pen et l’autre Zemmour. Et de la part de certains ouvriers immigrés, les discours sur les femmes ne sont pas beaucoup mieux.
C’est très dur de créer du collectif. Même si on est d’accord sur pas mal de problèmes qu’il y a avec la direction, les solutions ne sont pas du tout collectives. Beaucoup des ouvriers et des ouvrières ne veulent pas se mouiller et les responsables veulent rester à leur poste donc il y a énormément de non-dits. On travaille en équipe mais on ne pense pas équipe.

Propos recueillis par zyg

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