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CA 335 décembre 2023

Colombie : « Et si chaque recoin de la planète devenait un point de libération ? »

Paroles du processus de Libération de la Terre Mère

mercredi 27 décembre 2023, par Courant Alternatif

Nous publions ce texte en solidarité de la lutte menée par une communauté autochtone -nasa- de Colombie. Une lutte qui résonne et fait écho aux luttes que nous menons aussi, luttes de territoires, contre l’état, contre le Capital...


Nous sommes des familles de la communauté nasa, un peuple parmi les 110 peuples autochtones qui existent sur le territoire que l’on appelle aujoqui existent sur le territoire que l’on appelle aujourd’hui Colombie. Nasa, cela signifie « gens », en nasayuwe, notre langue. Nous allons vous parler de notre lutte, que nous appelons la Libération de la Terre Mère, et dont les racines remontent à 1538, lorsque notre peuple, avec à sa tête la grande guerrière La Gaitana, a décidé de déclarer la guerre aux envahisseurs espagnols.

Après 120 ans de résistance, les envahisseurs se sont emparés de nos terres et nous ont repoussés vers les montagnes. Avec le temps, ils ont fait de la dépossession un mode de vie, le fondement de leur civilisation. Leurs descendants détiennent aujourd’hui les terres les plus fertiles et disposent de documents prouvant qu’ils en sont les propriétaires. Ils constituent un pouvoir organisé qui tire les ficelles de la politique, de l’économie, de la justice et des médias colombiens. Ce qui leur permet de maintenir les documents à jour et d’exploiter toujours plus la Terre Mère. Et c’est cela qu’ils appellent le progrès, le développement.
Dans notre région, le nord du Cauca, une immense vallée qui autrefois était une forêt sèche tropicale, l’envahisseur a tout détruit. Aujourd’hui, cette vallée est recouverte de 330     000 hectares de monoculture de canne à sucre industrielle. Monoculture qui appartient à une seule entreprise, Incauca, la plus grande industrie de production de sucre et d’agrocarburant d’Amérique latine. Au cours de l’histoire, les communautés habitant ces terres ont été dépossédées et déplacées par la canne à sucre. Les communautés afro-descendantes ont été entassées dans des petites villes, la plupart vivent aujourd’hui du travail journalier dans les champs de canne. Nous, les communautés nasa, avons été acculées dans les montagnes, là où la nécessité de protéger les réserves d’eau et les forêts nous empêchent de cultiver la terre pour subsister.
Dans d’autres régions, les envahisseurs ont planté des palmiers à huile sur des milliers et des milliers d’hectares ; dans d’autres régions encore, ils ont déplacé des communautés pour construire des barrages, ou pour extraire de l’or ou du pétrole. Et ainsi, chaque recoin de ce pays est fait de pièces décousues de projets de développement, installés là où la guerre a déplacé des communautés entières, là où les forêts, les páramos, les montagnes et les plaines ont été – et sont toujours – ravagées pour que quelques personnes puissent jouir des délices du développement. Juste pour information, dans ce pays, 0,4 % des propriétaires possèdent 41 % de la terre ; 25 millions d’hectares sont utilisés pour l’exploitation minière ; les glaciers ont perdu 85 % de leur glace ; la forêt sèche tropicale, la forêt andine et la haute forêt andine sont en voie d’extinction.
La lutte que nous menons ici est une forme de rébellion contre ce système. Ce n’est pas une lutte de Nasa pour les Nasa, mais une lutte de Nasa pour toute la planète. Parce que l’eau qui naît ici et l’oxygène que génèrent les arbres qui poussent ici font le tour du monde. Pour nous, Uma Kiwe, la Terre Mère, est un être vivant, un superorganisme, une matrice du vivant. Nous, les êtres humains, sommes à peine une maille de ce grand tissage. Nous existons parce que d’autres êtres existent. Et pourtant, d’autres êtres cessent d’exister pour que nous puissions exister. Ici, dans la vallée de la rivière Cauca, un désert vert s’étend à perte de vue. La canne a remplacé la forêt, alors les animaux aussi ont dû partir. 330     000 hectares de canne, qui utilisent 25 millions de litres d’eau par seconde. De l’eau qui naît dans les montagnes, et que nos communautés s’attellent à protéger.
Voilà pourquoi nous disons : Notre Terre Mère n’est pas libre ; elle le sera lorsqu’elle deviendra à nouveau le sol et le foyer commun des communautés qui prennent soin d’elle, la respectent, et vivent avec elle. Nous, les êtres humains, tout comme les animaux et les êtres de la vie, ne pourrons être libres tant que nous ne parvenons pas à ce que notre Terre Mère retrouve sa liberté.

En 2005, puis de nouveau en 2014, nous sommes entré.es sur les propriétés de l’industrie sucrière et nous nous y sommes installé.es. Nous avons construit nos cabanes. Nous avons fauché la canne à sucre avec nos machettes, puis nous avons commencé à cultiver des aliments : des bananes plantains, du manioc, du maïs, des haricots. Et sur le reste des terres, nous avons laissé la forêt pousser. Alors nous avons vu revenir les animaux des bois, les abeilles ; rejaillir l’eau ; et même revenir les esprits de la Terre Mère, qui eux aussi ont été déplacés par la canne.
Aujourd’hui, nous sommes installé.es sur 27 propriétés. Ces propriétés occupées, nous les appelons points de libération, et nous y vivons savoureusement, avec des chats, des chiens, des poules, des canards, des vaches. Sur 330000 hectares, nous avons réussi à éradiquer la canne à sucre sur 12500 hectares en neuf ans.
Nous vivons ici et nous célébrons. Nous faisons la fête. Et quand il faut pleurer les morts, nous les pleurons. Depuis 2005, 16 camarades ont été assassinés par l’Etat colombien, lors de tentatives d’expulsion ou de persécutions ciblées. Mais cela ne nous a pas arrêtés dans notre lutte. En neuf ans, il y a eu près de 400 tentatives d’expulsion, lors desquelles la police antiémeute et l’armée viennent et tirent des gaz lacrymogènes, des grenades, des balles. Ils arrivent avec des tracteurs et des machines pour détruire nos cultures, juste avant la récolte. Il y a eu près de 600 blessés, 200 avis d’arrestation et procédures judiciaires, 16 menaces de mort de la part des groupes paramilitaires, et des dizaines de détentions, mais ils n’ont jamais réussi à nous déloger de nos terres ancestrales.
La confrontation avec l’Etat occupe une grande partie de notre temps, car nous devons être sur le qui-vive en permanence, pour ne pas laisser entrer les tracteurs, les paramilitaires, ou encore de la sécurité privée de l’industrie. Cela nous prend beaucoup de temps de nous protéger et de protéger ces 12500 hectares libérés. Néanmoins, nous avons trouvé du temps pour organiser trois Rencontres internationales, en 2017, 2018 et 2019, avec des gens de toute la Colombie et d’autres pays, provenant de 80 mouvements de lutte, et qui ont partagé avec nous leurs actions, leurs souffrances, leurs joies et leurs horizons. Nous avons également réalisé cinq Marchas de la comida (Marches des aliments), entre 2018 et 2021, qui consistent à charger des chivas (camions-bus) avec des fruits et légumes récoltés en terres libérées pour aller les partager avec des communautés en lutte dans les quartiers populaires des villes. C’est encore une manière de montrer que nous luttons pour tous et toutes.

La conclusion à laquelle nous sommes arrivés, c’est que la voie institutionnelle, c’est-à-dire demander à l’Etat qu’il nous cède les terres, ne fonctionnera pas. Les centaines d’accords passés avec l’Etat concernant la restitution des terres n’ont jamais été respectés. Aujourd’hui, le gouvernement progressiste de Petro parle de réforme agraire. Mais nous savons que rétablir l’équilibre d’Uma Kiwe, notre Terre Mère, va bien au-delà d’une simple réforme agraire. Et l’année dernière, alors qu’il venait tout juste de monter au pouvoir, le gouvernement Petro nous a accusés d’être des envahisseurs et nous a donné 48 heures pour quitter ces terres où nous vivons et luttons. Il a aussi réactivé tous les mandats d’arrêt contre les libérateurs et libératrices de la Terre Mère.
Alors, cette idée d’aller réclamer nos terres à l’Etat, comme s’il nous rendait un service, comme s’il était le propriétaire de la Terre Mère, nous considérons que ce n’est pas le chemin à suivre. C’est pourquoi nous entrons directement sur les propriétés pour libérer la Terre Mère, sans demander l’autorisation. Et nous resterons ici jusqu’à ce que le gouvernement prenne les mesures nécessaires pour remettre les documents à nos représentants autochtones, soit par le biais de la réforme agraire, soit par une voie plus rapide. Et sinon, nous resterons ici.

Nous ne sommes pas un groupe armé, ni un groupe violent, mais nous sommes contraints de mener notre lutte sans l’appui de la loi colombienne. Nous nous appuyons sur une loi ancestrale qui dit : « La Terre est notre mère. » Et si nous ne faisons rien pour détenir l’exploitation de la Terre Mère par ce système économique, bientôt cette maison commune, où nous vivons avec toutes les autres espèces, les esprits et tous les éléments qui la composent n’existera plus.
Certains experts disent qu’il nous reste dix ans avant que le réchauffement climatique atteigne un point de non-retour. D’autres disent douze ans, ou trente. Dans tous les cas, nous sommes proches d’un moment où les dommages causés à la Terre Mère seront tellement grands qu’il deviendra difficile de les contenir. Mais si chaque recoin de la planète devenait un point de libération, si on arrivait à libérer toutes les régions que le capitalisme exploite, alors ce ne serait plus 12500 hectares mais des centaines et des centaines de milliers d’hectares qui seraient libérés. Alors, en avançant ensemble, on pourrait peut-être aller un peu plus vite pour stopper le réchauffement climatique et vivre libres, en harmonie avec tous les êtres, ce que nous appelons ici wët wët fxi’nzenxi, la vie savoureuse.


Processus de Libération de la Terre Mère
Peuple nasa, nord du Cauca, Colombie

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