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LA NON-VIOLENCE N’EXISTE PAS

dimanche 21 juillet 2024, par Courant Alternatif


Depuis des lustres, le débat opposant non-violence et violence traverse les mouvements sociaux. Les violences ne sont pas uniquement physiques, mais aussi institutionnelles, symboliques, psychiques, etc. Cette opposition est grandement entretenue par l’État. Il criminalise nos mobilisations en les accusant d’être violentes, allant jusqu’à les accuser de terrorisme ou d’en faire l’apologie. Il est impératif de sortir de cette opposition et tenter d’agir en prenant en compte et en articulant les multiples formes, actions, initiatives que prennent les mouvements sociaux.

La principale fonction de l’État est de maintenir l’ordre social : la société capitaliste. Elle est fondée sur l’exploitation, le maintien d’une hiérarchie sociale, le patriarcat, la division des dominés entre eux, en racisant certains, en infériorisant certains genres, en criminalisant, en créant des concurrences artificielles… Tout cela engendre une conflictualité violente au quotidien. Face aux remises en cause de ces différents aspects, l’État ne peut que répondre violemment. Dans ce contexte, le débat non-violence/violence est stérile. Il ne sert qu’à entretenir des divisions au sein des mouvements sociaux.

Cette violence prend différentes formes. La première, la plus visible, est la violence physique, dont seul l’État aurait la légitimité. Cela nécessite des forces de police, voire militaires en cas de besoin. L’appareil judiciaire est un des outils de cette violence. Le but est d’écraser par la force toute forme de contestation sociale et d’enfermer toute personne qui ne se soumet pas à cet ordre social.

Politiquement, la bourgeoisie peut faire appel aux gouvernements les plus autoritaires lorsqu’elle estime que la situation devient trop périlleuse. Ainsi dans les années 1930, certains capitalistes déclaraient « plutôt Hitler que le Front populaire » (par exemple, de Wendel, propriétaire d’aciéries et membre du Comité des Forges). Pour tenter d’analyser l’entre-deux-guerres, on insiste essentiellement sur la montée en Europe de régimes autoritaires, les plus connus étant le fascisme en Italie et le nazisme en Allemagne.

Or, depuis février 1917 et jusqu’en 1939, un élan révolutionnaire a traversé une partie de la planète. Cela commence avec la révolution russe en 1917, puis la révolution allemande en 1918. Ce processus s’étend en Italie avec la création de conseils ouvriers et paysans et en Europe centrale. De 1936 à 1939, l’Espagne connaîtra l’élan révolutionnaire ayant remis le plus en cause la société capitaliste. Les États-Unis sont également touchés par cette effervescence sociale : de nombreuses usines sont occupées par les prolétaires qui ne supportent plus les conséquences de la crise de 1929. Cela inspirera les ouvriers en France pendant le Front populaire qui occuperont aussi les lieux d’exploitation. Cela inquiétera beaucoup les capitalistes. En France, après avoir honni le Front populaire, ils feront appel à Léon Blum, Président du conseil, pour qu’il règle le conflit afin que les ouvriers « libèrent » les usines et retournent travailler.

Gouverner par la peur

Actuellement en France, des pans entiers de la population subissent cette violence physique. Les habitants des quartiers populaires y sont soumis quotidiennement. Cela se traduit par de nombreux blessés et des morts. Des corps de police spéciaux sont affectés au maintien de l’ordre dans ces quartiers. L’État, à travers la Justice, l’administration, les médias dominants, tente de cacher cette violence, soit en la minimisant, soit en disqualifiant les personnes qui en sont victimes et celles qui manifestent leur solidarité. Des poursuites judiciaires peuvent être engagées lorsque des individus, des groupes politiques ou artistiques déclarent que la police tue. L’État doit impérativement banaliser ces violences policières pour entretenir la peur dans ces quartiers afin qu’ils se taisent face à leurs conditions de vie de plus en plus dégradées. C’est un véritable gouvernement par la peur qui est mis en place. Lorsque certains habitants se révoltent, la répression est des plus violentes.

Cette forme de gouvernement par la peur est, depuis plusieurs années, employée pour réprimer des mouvements sociaux (mouvement contre la loi El Komri, Gilets Jaunes, les retraites, etc.). Les mobilisations peuvent être importantes (plusieurs millions de personnes), l’État n’y répond que par la violence, cherchant à les briser par la force. Il refuse une quelconque remise en cause de ses choix politiques. Macron montre clairement à quoi sert l’État. Il gouverne pour satisfaire les quelques pourcentages de la population les plus riches et les grosses entreprises, essentiellement les multinationales. Le reste de la population doit subir la dégradation des services publics (école, santé…) et payer pour qu’un budget de plus en plus inégalitaire puisse être mis en œuvre. De même, le partage des richesses est de plus en plus inégalitaire.
Dans ces conditions, l’État doit se donner les moyens d’être d’autant plus répressif. Vu la dégradation des conditions de vie et de travail, il ne peut exclure l’éventualité que les gens s’organisent pour s’opposer à ces choix de société, conduisant à la paupérisation de pans de plus en plus larges de la population.

Mais comme l’État détient seul la légitimité de la violence physique, toute forme d’opposition violente physique populaire est condamnée. Les mouvements sociaux sont délégitimés afin de les dépolitiser. Le qualificatif de terroriste leur est souvent attribué. Ainsi, il invente de nouvelles catégories, comme l’écoterrorisme, ou dernièrement les mouvements dénonçant le massacre de la population palestinienne à Gaza et en Cisjordanie par l’État israélien sont dénoncés comme étant antisémites et faisant l’apologie du terrorisme.

D’ici à ce que toute contestation, mobilisation devienne un acte terroriste, il n’y a pas loin ! Le néolibéralisme doit s’imposer coûte que coûte. Thatcher déclarait qu’il n’y a pas d’autre choix. Visiblement, elle a des descendants ! Contester cette forme de capitalisme est synonyme de « crime de lèse-bourgeoisie ». Tous les moyens sont bons pour maintenir l’hégémonie de la classe bourgeoise, quitte à tuer des gens, massacrer des populations, en refusant d’éradiquer des processus génocidaires, quitte à détruire la planète en refusant de remettre en cause le productivisme et donc la création de profits de plus en plus importants...

Ce soutien inconditionnel à la politique d’apartheid et de colonisation de l’État sioniste sert à criminaliser l’ensemble des musulmans, par extension les immigrés d’origine arabe. Ils sont présentés comme des arriérés, voulant imposer la Charia et remettre en cause la « démocratie », « l’égalité entre les hommes et les femmes », voire pour certains « remplacer » les blancs par les Arabes etc. Mais vit-on dans un pays réellement démocratique ? Les élections sont-elles une garantie démocratique ? Pouvons-nous prendre réellement nos affaires en main dans le contexte institutionnel actuel ? Pouvons-nous collectivement déterminer ce qu’on produit, comment, avec quels moyens et à quelles fins ? Peut-on s’approprier ces questions (ce sont exclusivement les capitalistes qui y répondent en fonction de leurs intérêts) pour prioriser le travail socialement utile ? Le patriarcat a disparu ? Le racisme s’est envolé ?

Violences sociales, institutionnelles, symboliques, psychiques...

L’État et les dominants exercent d’autres formes de violence. Qui n’a pas été confronté à des violences institutionnelles de la part de services administratifs, par exemple. Ces derniers nous reçoivent bien souvent avec suspicion. Un chômeur est bien souvent perçu comme un fraudeur qu’il faut contrôler de plus en plus strictement. Une personne d’origine étrangère est souvent confrontée au racisme, au mépris, et là encore, à la suspicion. Il devient de plus en plus difficile de faire valoir ses droits, même s’ils sont réduits régulièrement par des lois.

Il est très difficile d’y apporter des réponses en raison de l’isolement des personnes, alors que l’interlocuteur s’appuie sur l’institution pour laquelle il travaille. En fait, on est confronté à notre solitude face à ces machines étatiques. Par moment, des révoltes s’expriment individuellement ou collectivement. Là encore, ce seront des réponses autoritaires (police, justice) auxquelles nous sommes confrontés.

Des violences psychologiques peuvent aussi être exercées. Par exemple dans les entreprises. En général, les employeurs bénéficient du soutien de l’État, lorsque des salariés les combattent en occupant l’entreprise. Les flics, sur ordre du préfet, viennent les déloger en général violemment alors qu’ils luttent, par exemple, pour leur dignité.
Les conditions de travail de plus en plus dégradées sont aussi vécues comme des violences faites à l’égard des travailleurs. S’y opposer concrètement peut là aussi engendrer une répression souvent violente. Que dire des expulsions de logement. Se retrouver du jour au lendemain sur un trottoir ne peut être que d’une très grande violence. Être enfermé dans un camp de rétention, puis embarqué de force dans un avion en étant ligoté pour être « reconduit » dans un pays dont on a estimé qu’il était vital de s’éloigner est d’une très grande violence.
On pourrait continuer cette liste d’exemples de vécus quotidiens.

Cela montre qu’il est très difficile de dissocier toutes ces formes de violence. Certaines mutilent des corps, d’autres causent des douleurs psychiques. Certaines portent des coups physiques, d’autres ne laissent aucune trace sur les corps. Mais toutes sont l’expression d’une volonté de nous dominer, de nous imposer l’ordre social capitaliste, de nous humilier, de nous rappeler notre statut de manant.

Une opposition stérile

Nous ne pouvons admettre la division imposée par l’État. D’un côté, les violences physiques dont seul il a la légitimité ; de l’autre les violences symboliques, institutionnelles, psychologiques, etc. pouvant être exercées par beaucoup du moment que dans certaines situations ou grâce à un statut social (comme un patron par exemple, un fonctionnaire zélé ayant une haute idée de sa fonction, etc.), une personne est en position dominante.
Face à des situations violentes, il est difficile de faire la part entre des réponses violentes ou non-violentes. Face à la violence, toutes les réponses sont violentes. Quelles que soient les réponses que nous apporterons à des nervis ou directement à des oppresseurs, elles seront toujours vécues violemment. Que l’on fasse grève pacifiquement (des cheminots en grève : c’est une prise d’otages !) ou que l’on séquestre un patron pour obtenir une augmentation de salaire ; que l’on empêche l’expulsion d’un sans-papiers par un sit-in ou en forçant un barrage policier, ce sera toujours reçu comme de la violence de notre part.
Refuser l’opposition violence/non-violence c’est refuser des catégories dans lesquelles veut nous enfermer l’État ; c’est refuser la séparation entre de soi-disant citoyens responsables (c’est-à-dire acceptant au final d’encaisser les violences d’État ou soutenues par celui-ci) et des supposés terroristes, pour reprendre le vocabulaire en vogue dans les couloirs de l’État. Cela permet de sortir de ce débat stérile, dont seuls les tenants du pouvoir politique ont le monopole au final. Le fait de se mobiliser agresse forcément ceux contre lesquels on se mobilise, quelles que soient les formes de mobilisation. La lutte contre l’exploitation, la domination est toujours violente ! La construction de rapports de forces (cette expression, bien courante, ne contient-elle pas une forme de violence ?) nécessite des modes d’action divers et complémentaires permettant d’imposer nos revendications, mais aussi d’entrevoir des imaginaires à la fois dans le quotidien et construire des avenirs en rupture avec le capitalisme : des utopies créatrices.

J Christophe

Nous tenons à rappeler qu’au-delà de ce que dit l’auteur, l’État capitaliste quelle que soit sa forme, n’est pas le seul vecteur d’oppression. Dans la société capitaliste et avec la politique néolibérale de Macron, banalisant l’état d’exception (49.3, état d’urgence…), la violence de classe se vit au quotidien. C’est la violence structurelle, théorisée par Johan Galtung, qui produit oppression et inégalités dans l’accès aux biens communs (soin, éducation, ressources…). Cela peut passer par la privation d’emploi ou par la fixation dans des emplois mal rémunérés qui privent le travailleur d’une partie de la production au bénéfice des classes aisées. C’est aussi la domination et la souffrance des plus précaires que le monde du travail productiviste engendre, comme développé par Michel Foucault [1]. Rappelons que l’une des caractéristiques de cette violence structurelle est de rendre la vie des prolétaires « incertaine » au croisement de la reproduction sociale, du patriarcat, du déclassement, du racisme et du racisme de classe. Dans le contexte actuel de radicalisation des politiques anti-sociales et de répression, si nous publions ce point de vue sur la violence d’État c’est parce qu’il traduit selon nous des questionnements entendus dans les manifestations et des sentiments partagés aussi bien d’isolement que d’espoir de trouver la force d’agir. Finalement, ce texte aborde avec ses mots, le fait que l’État a réussi à imposer « la croyance collective » « du monopole de la violence physique légitime » de Max Weber [2], mais aussi la violence symbolique chère à Pierre Bourdieu. Ce texte questionne aussi la notion de non-violence [3] et s’oriente vers la notion de contre-violence qui libère à opposer à la violence dominatrice qui opprime de Herbert Marcuse [4]. S’interroger sur ces notions nous semble une étape nécessaire pour remettre en place plus de solidarité, laquelle ne peut être que révolutionnaire selon nous.

Notes

[1« le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti » dans Surveiller et punir.

[2dans Le Savant et le Politique (2)

[3lire à ce sujet « Comment la non-violence protège l’État : Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux » de Peter Gelderloos

[4« la violence a ainsi deux formes très différentes : la violence institutionnalisée de l’ordre dominant et la violence de la résistance, nécessairement vouée à rester illégale en face du droit positif. […] . Ces deux formes remplissent donc des fonctions opposées. Il y a une violence de l’oppression et une violence de la libération ; il y a une violence de la défense de la vie et une violence de l’agression. » dans La fin de l’Utopie.

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