vendredi 19 juillet 2024, par
A l’occasion de l’anniversaire de la manifestation de Sainte-Soline, en mars 2023, est sorti un livre composé par le collectif du Loriot, constitué de sociologues, et dont l’enjeu est de contrer les récits médiatiques qui ont été produits sur cette manifestation. Ce livre se compose de témoignages, sur le modèle de La Misère du monde, dirigé par Bourdieu, et il est entrecoupé de textes d’analyse. Il faut prendre l’ouvrage pour ce qu’il est : un témoignage à chaud de participants et des réflexions autour de ce qui s’est joué à ce moment-là. Certains éléments intéressants ressortent, mais, sans le recul nécessaire, il est difficile de savoir ce qui relève de l’anecdote ou du biais d’interprétation. Cela étant dit, nous aimerions revenir sur certains points évoqués dans le livre.
Un souci du recueil est peut-être le parti pris de se focaliser sur les jeunes à Sainte-Soline, qui floute un peu les réalités du mouvement. En soi, ce n’est pas un problème de travailler sur cette tranche précise des gens qui ont manifesté à Sainte-Soline, mais ça pose forcément question quand on voit l’âge des personnes qui s’investissent à l’année dans la lutte contre les bassines. On ne reviendra pas sur le parallèle très maladroit avec Avoir 20 ans dans les Aurès, et donc avec la guerre d’Algérie [1].
Certains textes d’analyse proposés dans le recueil ne semblent pas très renseignés : « Des Soulèvements de la Terre aux soulèvements de Nanterre… » de Florence Ihaddadene, par exemple, propose un parallèle entre la lutte contre les bassines et les révoltes des banlieues basé sur la jeunesse des participants. Si les condamnés pour les émeutes suite à la mort de Nahel sont effectivement pour la plupart très jeunes, voire mineurs, ce n’est pas vrai des participants à la manifestation de Sainte-Soline dans son ensemble ni de ceux qui ont pris part aux « violences » [2]. La jeunesse n’est pas ce qui pousse les gens à lancer des cailloux sur les forces de l’ordre ni le moteur de la révolte. Il eût été plus intéressant de voir pourquoi les gens réagissent de manière similaire face à l’État, dans des contextes sociopolitiques pourtant différents.
Le recueil ne se veut pas une synthèse historique de la lutte contre les bassines. Toutefois, dans un des seuls témoignages qui en parlent, celui de Marcelle, membre des Soulèvements de la Terre, il y a une affirmation très partisane qu’il aurait été bien de ne pas donner telle quelle : « Ce que j’ai trouvé beau à Sainte-Soline, c’est qu’il y avait une pluralité de personnes présentes aux cultures politiques variées et que toutes ces personnes ont réussi à composer ensemble tout en respectant les choix des modalités d’action des unes et des autres. Cet art de la composition que le mouvement est en train d’apprendre est constitutif aux Soulèvements de la Terre » (p. 127). Il faut quand même rappeler que, si les Soulèvements ont apporté une médiatisation certaine et un essor à la lutte contre les bassines, cet « art de la composition » était présent avant. En réalité, cette diversité des tactiques et l’intégration de larges pans de la population à cautionner divers types d’actions sont plutôt le fait d’une lutte bien implantée sur un territoire (comme ça a pu être le cas à Notre-Dame-des-Landes).
La question du care est beaucoup revenue après Sainte-Soline : elle est présente dans le livre, dans les interrogations consécutives au nombre de blessés et de traumatisés. Il n’y a aucun doute que beaucoup de personnes ont très mal vécu cette manifestation, que ce soit en raison des blessures, de la situation, du stress, de l’impuissance à agir… Mais la présence de la notion de care pose question. Pourquoi utiliser cet anglicisme pour parler du soin dans la lutte ou, plus généralement dans la société, de l’attention portée aux autres ?
Les pratiques militantes des cantines, des médics, de la solidarité font partie du répertoire militant depuis belle lurette. A contrario, l’introduction du care est plutôt récente [3], et certains noteront que la valorisation du care va de pair avec une diminution des services publics et des moyens alloués aux soins, aux services sociaux, etc. Donc : valoriser le travail gratuit ou très mal payé, en grande majorité produit par des femmes. Pourtant, le care est porté dans certains milieux féministes, qui y voient un rapport éthique au monde basé sur l’attention aux autres et au vivant. Dans Avoir 20 ans à Sainte-Soline, seules les femmes interrogées semblent se soucier de soins, du fait que leur binôme/compagnon ne soit pas blessé, de leur peur d’aller « à l’affrontement », etc. Les hommes interrogés ne l’évoquent pas. Les stéréotypes sur les rôles sociaux sont si bien rejoués qu’on espère qu’il y a là un biais d’interprétation dû aux profils interrogés [4] et aux attentes des enquêteurs. En effet, il n’y a pas de témoignage de femmes « ayant lancé des cailloux », quand bien même celles-ci étaient présentes. Et il n’y a pas de témoignage d’hommes ayant été traumatisés, même si ces derniers sont nombreux.
Au point aussi qu’on peut se demander si cette éthique du care n’en vient pas à essentialiser les femmes en tant que victimes en puissance. On sort du livre, mais on reste à Sainte-Soline où, lors de la manif de l’automne dernier, une brigade contre les violences sexistes et sexuelles avait été montée et était en charge de la surveillance du site, en particulier lors de la fête qui a suivi la manifestation. L’auteure de ces lignes y a vécu un moment de care fort perturbant : alors qu’elle était en train de se rouler dans l’herbe avec un bon ami, une dame avec la petite guirlande lumineuse, la désignant comme une référente contre les violences (sexistes et sexuelles), est venue interrompre tout ça pour demander si « tout se passait bien » et se présenter etc. « Moment fort gênant d’autant que je n’avais pas l’air en détresse et j’ai pu me demander si, au fond, tout ce care ne cachait pas plutôt une sorte de ligue de vertu... ».
On peut voir que les questions de soin dans la lutte sont devenues un passage obligé et une question centrale dans les débats, au point d’éclipser un peu d’autres enjeux stratégiques quant à la suite du mouvement. Il est aussi regrettable que certaines femmes légitiment leur rôle dans une lutte en rejouant les vieux stéréotypes de l’infirmière, de la cantinière, etc. On peut aussi regretter que les figures féminines qui ont émergé surjouent souvent leur coté frêle et peu assuré, ce que ne font évidement pas leurs homologues masculins. Léna Lazare, par exemple, qui est pourtant très présente médiatiquement et ce depuis des années donne très souvent le spectacle de son malaise et de ses hésitations. Comme si les femmes jeunes ne peuvent être que gênées de prendre la parole publiquement... Alors que, pour ne parler que de la lutte contre les bassines, les portes-paroles (auto désignés ou désignés par la justice) ne sont que des hommes, il est notable que les femmes qui parlent [5] le font dans un registre très spécifique, que ce soit en mimant une parole entravée ou en se focalisant sur les attentions aux autres. Nous ne devons évidemment pas nous laisser cantonner à ça.
Camille
[1] Après la manifestation, tout le champ lexical de la guerre a été employé, par les manifestants comme par le gouvernement. Dans un contexte mondial de conflits durs, peut-être qu’il serait bien de réserver le terme « boucherie » à ce qui se passe à Gaza, en Ukraine ou au Nord-Kivu, par exemple…
[2] Sur environ 2 000 condamnations pour les émeutes de Nanterre, la moyenne d’âge va de 17 à 23 ans, selon les sources. Si on fait une moyenne de l’âge des condamnés pour Sainte-Soline, hors ceux qui l’ont été pour avoir organisé la manifestation, on est plutôt sur 32 ans.
[3] Voir, sur Cairn, « L’éthique du care, une nouvelle façon de prendre soin », d’Agata Zielinski.
[4] Plutôt des femmes éduquées, voire issues de la bourgeoisie.
[5] Hors politiciennes et scientifiques.