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CA 331 juin 2023

À l’école des robots

vendredi 9 juin 2023, par Courant Alternatif


Dans Courant Alternatif de janvier nous abordions le problème de la désaffection pour les carrières enseignantes, en évoquant en conclusion la possibilité de bientôt remplacer les profs par des robots. Nous vous proposons ici un petit tour d’horizon du cauchemar numérique en cours dans l’Éducation nationale.

{{Pepper et Nao

Quand on parle de robot, on pense le plus souvent à des machines androïdes telles qu’imaginées dans les œuvres de sciences fiction. La fiction est déjà une réalité et des firmes commercialisent au moins depuis 2006 des « robots enseignants », comme il existe aussi des robots « animal de compagnie » ou « aide à domicile... »

En pointe dans ce domaine se trouve l’entreprise « United Robotic Group » qui se propose de « renforcer l’humanité par la technologie » et de « produire des robots qui travaillent main dans la main avec les humains pour les humains » dans les domaines de la santé, du bien-être, des services, de la production, de la maintenance, de la surveillance... et bien sûr de l’éducation. Ainsi, l’une de ses filiales basées à Paris, « Aldebaran », revendique : « Plus de 17 000 Pepper et Nao présents sur le marché mondial de l’éducation ».

« Pepper et Nao sont des robots polyvalents et performants capables de répondre aux attentes des professeurs et des chercheurs. Ils constituent des plateformes avancées pour des études de fond comme l’interaction homme-machine, l’informatique cognitive, la navigation autonome, etc. »
Initialement pensées comme des supports pour l’initiation à la programmation et aux algorithmes, ces machines se sont enrichies de technologies nouvelles pour devenir des soi-disant assistants pédagogiques. Elle prétendent ainsi favoriser des activités individualisées en matière de lecture, d’écriture, de logique, de résolution de problème et de développement de la créativité... Les progrès de la reconnaissance faciale couplés aux prouesses de l’intelligence artificielle (I.A.) leur donneraient même des capacités en matière d’empathie, sorte de « robots émotionnels [qui] aident les enfants à combattre la timidité, la réticence, la défiance et la frustration, améliorant ainsi leurs aptitudes sociales et leur estime de soi ».

Le cheval de Troie pour favoriser l’implantation de ces machines dans l’école est bien sûr l’axe de « l’école inclusive » [1], car ces « robots humanoïdes encouragent les plans d’enseignement individualisé pour les élèves en situation de handicap (autisme ou troubles émotionnels du comportement) » et contribuent à « l’acceptation de l’éducation spécialisée dans une classe standard, en favorisant les attitudes positives ».

Cependant, le succès commercial n’est pas forcément au rendez-vous, en dépit des annonces triomphalistes du service de com’ de la firme. Si Nao se décline sous différentes variantes, Pepper [2] n’a pas convaincu « le marché de l’éducation », et ce n’est pas à la prochaine rentrée que l’on verra des androïdes remplacer les profs absents pour répondre aux promesses du ministre de l’éducation de mettre un prof devant chaque classe.

Mais la robotisation de l’enseignement se décline surtout par un recours systématique aux systèmes de machines numériques tel que défini dans le programme « Stratégie du numérique pour l’éducation 2023-2027 » pondu par le Ministre Pap Ndiaye dans la lignée de son prédécesseur Blanquer.

{{TED-i : Travailler Ensemble à Distance et en Interaction

Si les profs androïdes ne sont pas pour tout de suite, le développement d’autres formes de robotisation de l’enseignement est bel et bien en cours. Et c’est ici encore les bonnes intentions en matière de santé et de handicap qui pavent l’enfer de la déshumanisation de l’enseignement. Cette logique a été accélérée par l’enseignement à distance et la continuité pédagogique testés pendant la crise du covid.

A ce titre le projet « travailler ensemble à distance et en interaction », que l’acronyme Tedi voudrait nous faire passer pour un sympathique ours en peluche, est symptomatique des évolutions en cours. Il s’agit d’assurer un service de « téléprésence » pour les jeunes malades en incapacité de se rendre en classe.

Jusqu’ici il existait des établissements scolaires médicalisés, ou des unités pédagogiques intégrées dans les services hospitaliers, notamment pédiatriques. A défaut chaque département était doté d’un service d’« accompagnement pédagogique à domicile à l’hôpital ou à l’école » (APADHE) qui mobilisait des enseignants volontaires en recherche d’heures supplémentaires. C’était coûteux, pas toujours efficace, et terriblement humain.

Ces services ferment donc les uns après les autres, au profit de TED-i qui propose aux écoles « de bénéficier gratuitement de dispositifs innovants de télé-éducation inclusive, grâce à des systèmes de télé-présence robotisés (STPR) », permettant aux jeunes malades et convalescents d’assister en temps réel à certains cours qui se déroulent dans leur école, établissement scolaire ou universitaire, aux côtés de leurs camarades, et d’y intervenir. « Ce dispositif vise à atténuer les conséquences de la rupture avec l’environnement scolaire ou de formation du jeune isolé et à faciliter son retour en classe tant pour les apprentissages, que pour la poursuite d’une inclusion et d’une sociabilisation réelles ».

Le programme TED-i
Ce plan généralisé à la rentrée 2022 après une phase d’expérimentation propose 3 types d’équipements robotiques de télé-présence connectés à un réseau sécurisé (Wi-Fi,4G) et mis à disposition des écoles qui en font la demande.
BEAM : 1 750 systèmes de télé-présence robotisés non humanoïdes, mis à disposition des établissements allant de la fin du cycle primaire jusqu’à l’université. Sa configuration permet un déplacement piloté par l’élève et favorise la socialisation entre pairs pendant et hors les cours.
BUDDY : 1 750 systèmes de télé-présence robotisés humanoïdes sont mis à disposition des écoles. De par son apparence, il est principalement destiné aux élèves du 1er degré, de 5 à 11 ans.
EDMO : 500 systèmes de télé-présence robotisés et dispositifs motorisés mis à disposition des établissements allant de 5 ans jusqu’à l’université. Pivotant sur un socle, sa tablette favorise une grande mobilité dans la participation aux cours.
source : https://www.education.gouv.fr/ted-i...

{{L'I.A. remède aux troubles du numériques ?

Après le confinement et l’éducation à distance, on estime à 20% le nombre de d’enfants souffrant de troubles dépressifs dans le secondaire. Le syndicat des chefs d’établissement recense 1 à 2 élèves par classe atteint de « phobie scolaire » [3]. Les services de pédopsychiatrie ne cessent d’alerter sur les pathologies consécutives à l’addiction aux écrans : trouble du langages et de la lecture, de l’attention, de la concentration, perte de la motricité fine induite par l’écriture, trouble du comportement et isolement social... Mais la réponse de l’Éducation nationale est d’ajouter toujours plus de numérique, en soignant en quelque sorte le mal par le mal. Les troubles du comportement et de la socialisation des enfants qui les empêchent de suivre les activités scolaires ordinaires seront soignés par un recours accru, mais individualisé aux technologies du numérique. Cherchez l’erreur.

Cette inflation numérique va s’accroître encore dans les années à venir avec les programmes d’intelligence artificielle appliqués à l’éducation, impulsés par la mission Villani de 2018, qui préconise le développement de l’apprentissage adaptatif (ou adaptive learning, en anglais). L’apprentissage adaptatif consiste à adapter et personnaliser de manière automatique l’enseignement prodigué à un apprenant en fonction de ses besoins. En particulier, les systèmes tutoriels intelligents (STI, ou Intelligent Tutoring Systems en anglais) sont des outils informatiques qui fournissent automatiquement aux apprenants un tutorat personnalisé : par exemple, en donnant des retours correctifs sur les exercices qu’ils résolvent ou bien en choisissant l’exercice qui les fera progresser le plus vite. La tendance actuelle préconise que si de tels systèmes ne remplaceront pas complètement les enseignants, il convient d’imaginer une complémentarité enseignants-machines. Car selon certaines recherches « Les humains restent bien plus flexibles et adaptables que les ordinateurs pour ce qui est d’enseigner à d’autres êtres humains. »

Pour cette raison, l’IA pour l’éducation cherche aujourd’hui à développer des systèmes d’aide à la décision humaine plutôt que des systèmes autonomes de personnalisation de l’enseignement. Ce type de complémentarité permettrait d’utiliser au mieux les atouts des ordinateurs (capacité de traitement de gros volumes de données, automatisation de tâches simples) pour permettre aux enseignants de se recentrer sur les tâches dans lesquelles ils sont les plus efficaces (par exemple, la pédagogie et la connaissance de leur discipline). Reste à savoir qui de la machine ou de l’humain sera la prolongation de l’autre ?

Si la possibilité concrète que les enseignants soient remplacés par des robots n’apparaît désormais plus comme du pur roman de science-fiction, c’est aussi que le terrain a été bien préparé par plusieurs années de numérisation progressive de l’enseignement, avec la collaboration parfois proactive d’enseignants zélés. L’utilisation de tablettes pour diverses activités en classe, d’applications de quiz, d’interfaces numériques pour les notes et les devoirs, le recours aux mails (y compris avec des collégiens) et aux environnements numériques de travail (accélérés pendant les confinements, et désormais installés) font partie du quotidien de nombreux élèves. Même si les résultats de ce recours accru au numérique sur l’apprentissage sont très mitigés [4], le numérique est promu activement par le ministère et ses relais. Robots, IA et autres outils peuvent donc se présenter comme le prolongement naturel de méthodes pédagogiques éprouvées…

On sait depuis le début de la Révolution industrielle quel est le sort réservé aux différents secteurs qui se sont industrialisés : récupération des pratiques et savoir-faire par des bureaux d’études (ici par des sociétés de communicants et d’informaticiens) dans le but de les morceler et de les intégrer dans des machines (des profs connectés ou des cours en ligne par exemple). Cela dans le but de faire des gains de productivité (économiser des profs). L’industrialisation d’un corps de métier a toujours pour conséquence une baisse de la qualité des productions, ici la transmission de savoirs, et du moindre intérêt à pratiquer un métier standardisé. Sans vouloir noircir le tableau et jouer les Cassandre nous craignons de voir arriver, au terme de la généralisation du numérique dans l’enseignement, des professeurs faisant seulement office d’interfaces vivantes entre des élèves et la machine, source non pas de savoirs mais d’informations. Tout en excluant de fait du métier d’enseignant l’échange, plein d’imprévus, entre profs et élèves, et entre élèves. Rencontres, conflits et échanges qui sont pourtant indispensables à la formation d’esprits libres et critiques.

Mais est-ce encore au programme de l’Éducation nationale ?

Notes
[1] cf CA dans CA 305, décembre 2020 l’article de Philippe Geneste.- L’inclusion scolaire Nouvelle offensive de l’école bourgeoise
[2] La firme française Softbank Robotics à l’origine des projets Nao et Pepper a connu un plan de restructuration en 2021 qui avait conduit ses salariés à organiser une manifestation d’humains et de robots le 15 juin 2021 à Paris. Elle a finalement été rachetée en 2022 par l’entreprise allemande United robotic group qui développe aujourd’hui un programme de robots androïdes de 3ème génération les CobiotX .
[3] En l’absence de données ministérielles officielles . La « phobie scolaire » vient d’être requalifiée en « refus scolaire anxieux »., cf Le Monde, 19 mars 2023 :Face à la phobie scolaire, l’éducation nationale désemparée : « Ces élèves ne se sont réellement jamais déconfinés ».
[4] « La Suède juge les écrans responsables de la baisse du niveau des élèves et veut un retour aux manuels scolaires », Le Monde, 21 mai 2023

Ce qu’en pense une intelligence artificielle ?
Peinant quelques peu sur la rédaction de cet article, j’ai demandé, en bon potache moyen 2.0 à « Tchatgpt » de faire le papier à ma place. Voici ce que cela a donné

Les enseignants seront-ils bientôt remplacés par des robots ?

« En tant qu’IA, je ne peux pas prédire l’avenir avec certitude, mais il est peu probable que les enseignants soient remplacés par des robots à court terme. Les enseignants ont des compétences et des qualités uniques qui ne peuvent pas être facilement reproduites par des machines, telles que la capacité à comprendre les besoins individuels des élèves, à créer des relations de confiance et à encourager la créativité. Cependant, les technologies éducatives, telles que les plateformes d’apprentissage en ligne et les outils d’analyse de données, peuvent aider les enseignants à améliorer leur efficacité et leur impact. »

L’intelligence artificielle peut elle favoriser les apprentissages scolaires ?

« Oui, l’intelligence artificielle peut favoriser les apprentissages scolaires de plusieurs façons. Par exemple, les plateformes d’apprentissage en ligne peuvent utiliser l’IA pour personnaliser l’expérience d’apprentissage de chaque élève en fonction de ses besoins et de son niveau de compétence. L’IA peut également aider les enseignants à évaluer plus efficacement les compétences des élèves, à identifier les lacunes et à proposer des activités d’apprentissage adaptées. De plus, les chatbots éducatifs peuvent fournir des réponses rapides et précises aux questions des élèves, ce qui peut améliorer leur compréhension des sujets étudiés. En somme, l’IA peut être un outil précieux pour améliorer l’efficacité et la qualité de l’enseignement. »

Les 2 réponses précédentes ne sont elles pas en contradiction ?

« Trop de demandes en cours, je ne peux pas vous répondre tout de suite. Désolé.
Je vous recommande de patienter quelques heures ou d’activer un Accès Prioritaire. »
"tchat GPT" 15 avril 2023 »

L’algorithme d’aiguillage

Parcoursup est l’algorithme censé faciliter le recrutement et l’affectation des élèves de terminale dans leurs études supérieures. Avant Parcoursup il y avait une plateforme mal foutue qui s’appelait Admission post bac. Il fallait faire des vœux, les classer par ordre de préférence, et des milliers de bacheliers restaient sur le carreau parce qu’ils n’obtenaient pas la formation de leur choix. Pour les départager on les tirait au sort. Scandale dans la méritocratie. Tirer au sort pour savoir qui pourra étudier c’est vraiment dégueulasse. Et ça l’était. Alors l’institution a fait croire qu’elle allait rétablir la justice. Par un habile tour de magie libérale, les ministres ont réussi à persuader l’opinion que le problème venait de l’outil numérique plutôt que de la fermeture de postes à la fac et dans le supérieur. Prestidigitation managériale. Imputation du mal à l’effet et non pas à la cause. Admission post bac fonctionne mal, accueillez désormais Parcoursup ! La smart application triera elle-même vos préférences (plus besoin d’indiquer l’ordre des vœux) et vous affectera là où il y a de la place. Vous allez voir ça va être super. Mais non on n’introduit pas la sélection à l’Université. C’est juste un outil, Parcourssup ! (...) Maintenant Parcoursup est là et le désastre aussi. Des filières jusque là non sélectives (à savoir toute les université) deviennent subitement « en tension » et refusent l’accès à des cohortes d’étudiants pourtant armés de bons dossiers. Les universités ne recrutent plus et les meilleurs de nos élèves se voient, quand ils ont de la chance, proposer une place dans la fac e leur choix à l’autre bout de la France.
Les lycéens le savent et vivent la période Parcoursup dans une angoisse insoutenable. Avant la dématérialisation on pouvait, en classe, savoir que c’était le jour J des annonces Parcoursup parce que les élèves ne détournaient pas les yeux de leur téléphone. Il faut dire que la plateforme sympa vos envoie des SMS en temps réel pour vous dire où vous en êtes : 854e sur une liste d’attente pour psycho, 541e en liste d’attente pour Droit et langues, mais pas de panique ça va s’arranger

L’Ether numérique

Avant que le ministre chauve flingue le bac national et entasse 35 élèves par classe en faisant croire à tous que les gosses seraient libres de choisir leurs options, il existait en france trois filières générales du baccalauréat. Les S, scientifiques promis au grand avenir ; les ES, au milieu, promis à ce qu’ils pourront ; et les L, nos littéraires bohèmes, promis à glander en fac de lettres, langues ou arts du spectacle en fumant des pétards. Je ne parle même pas des séries technologiques, qui ne croient plus aux promesses, encore moins des bacs pros qui se devinent prolos. la « réforme du lycée », Parcoursup à l’appui, a fait péter tout ça, et maintenant ce sont les notes dès l’année de première, qui déterminent l’avenir de nos enfants. Les notes, le classement dans la lasse, la réputation du lycée. Dès 15 ans, ils savent qu’ils sont en compétition les uns contre les autres pour essayer de s’en tirer sur « le marché du travail ». Les élèves intériorisent l’exigence d’excellence. Un nombre toujours plus élevé d’entre eux développent des pathologies liées à leur scolarité : stress, angoisse, phobie scolaire. Dans la terminale dont je suis professeure principale au moins quatre sont en sérieux mal-être. Mal-être le terme est faible, si on le lit trop vite. Il s’agit bien de cela, pourtant. D’un rapport douloureux à l’existence ; de l’impossibilité d’être bien, à quinze, seize, dix-sept ans.
Je consacre un temps fou, entourée de la CPE, de l’infirmière (…) à établir des PAI, des PAP, à chercher des aménagements et des solutions pour réduire les souffrance de ce qui devrait être leurs années d’insouciance (...)
Des stigmates d’usure et des sillons d’angoisse ont envahi nos corps dans l’éther numérique. Combiens sommes-nous, ainsi, marqués à même la peau par la vie distanciée ?

Extraits de
« Les cours en visio me donnent envie de mourir ». Marion Honoré, éditions Le monde à l’envers, Grenoble 2022
(pp. 42-43 et 63-64) les sous titres sont de la rédaction).

Notes

[1cf CA dans CA 305, décembre 2020 l’article de Philippe Geneste.- L’inclusion scolaire Nouvelle offensive de l’école bourgeoise

[2La firme française Softbank Robotics à l’origine des projets Nao et Pepper a connu un plan de restructuration en 2021 qui avait conduit ses salariés à organiser une manifestation d’humains et de robots le 15 juin 2021 à Paris. Elle a finalement été rachetée en 2022 par l’entreprise allemande United robotic group qui développe aujourd’hui un programme de robots androïdes de 3ème génération les CobiotX

[3En l’absence de données ministérielles officielles . La « phobie scolaire » vient d’être requalifiée en « refus scolaire anxieux »., cf Le Monde, 19 mars 2023 :Face à la phobie scolaire, l’éducation nationale désemparée : « Ces élèves ne se sont réellement jamais déconfinés ».

[4« La Suède juge les écrans responsables de la baisse du niveau des élèves et veut un retour aux manuels scolaires », Le Monde, 21 mai 2023

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