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CA 333 octobre 2023

Éducation Nationale : le Pacte, « je vais vous faire une offre que vous ne pouvez pas refuser »

mardi 10 octobre 2023, par Courant Alternatif

Un écran de fumée hante l’Éducation Nationale. Celui de la communication. Toutes les forces médiatiques sont mises à profit pour faire croire aux parents d’élèves qu’il y a des enseignants devant les classes et que ces fainéants de profs sont grassement augmentés. Mais cet écran de fumée masque mal une réalité plus sombre et la profondeur des réformes engagées, matérialisées dans « le Pacte » .


Le Pacte, qu'est-ce que c'est ?

Depuis début 2023, le ministre Ndiaye, à la suite de déclarations présidentielles régulières au sujet de l’école, distille des informations relatives à la revalorisation salariale des enseignants, conditionnée à une redéfinition de leurs missions. Comprendre : il faudra travailler plus pour gagner plus, c’est-à-dire assurer certaines missions supplémentaires.
Mardi 20 juin 2023, Ndiaye a donc présenté le projet, appelé Pacte, dans la pure tradition de la novlangue libérale : on se sent quelqu’un d’important quand on le signe. Alors qu’un flou total plane sur les contours légaux exacts des missions concernées, le nombre d’heures à assurer, les contraintes liées à l’exercice de ces nouvelles missions et leur rémunération précise, on demande aux chefs d’établissements de recenser les volontaires au Pacte. Il s’agit de voir si le poisson mord, et de gagner du temps pour masquer l’impréparation. Pacte pour lequel les enseignants, CPE et psychologues devraient donc s’engager sans qu’aucun texte précisant son application ne soit sorti et sans qu’ils ne sachent précisément à quelle sauce ils seront mangés. Les textes officiels seront finalement publiés entre juillet et août 2023 (1), alors que des heures auront déjà été attribuées dans chaque établissement au mois de juin.

Le Pacte comment ça marche ?

Un Pacte comprend des briques. Chaque brique représente des heures de travail supplémentaires annualisées et des sommes d’argent sous forme d’indemnités (1250 euros annuels la brique, sans cotisation). Chaque brique recouvre une mission particulière. Parfois devant élève (« Faire du soutien » - comprendre écoper une barque percée), parfois pas (« Coordonner un projet innovant » - comprendre servir la soupe au ministre). 
L’enseignant ou l’enseignante fait donc ses courses dans les différentes missions possibles à un petit détail près : il ou elle doit obligatoirement prendre la brique « Remplacement de courte durée ». Pour cette brique de 18 heures annuelles, l’enseignant ou enseignante sera d’astreinte toute l’année pour remplacer au pied levé un collègue absent sur le créneau positionné dans son emploi du temps. Par contre il est bien précisé que ces 18 heures sont dues. Si elles ne sont pas faites « notamment faute d’existence d’un besoin à hauteur du volume prévisionnel de la mission » et bien la hiérarchie va « repositionner les missions horaires en fonction des besoins au sein de l’établissement ». On peut donc facilement imaginer que les remplacements se feront d’abord dans sa propre discipline ou dans n’importe quelle autre discipline dans l’établissement, puis dans un autre établissement, ou faire n’importe quoi dans l’établissement. C’est écrit en filigrane dans les textes et complété de façon plus explicite dans les consignes données aux chefs d’établissement. Les séances effectuées en remplacement de courte durée pourront être assurées par des professeurs ne connaissant pas la classe, d’une matière différente, en bidouillant avec des stocks de cours prévus à cet effet, voire au moyen de supports numériques encadrés par des assistants d’éducation (les pions, mais qui eux feront ça gratos !). Mais un élève qui n’a pas de prof d’anglais pendant 12h, si on lui met un prof d’espagnol à la place, il aura toujours perdu 12h d’anglais ! Sont appliquées ici les conseils du cahier politique n°13 de l’OCDE qui indique page 30 : « Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité » (2).

Un Pacte avec les loups ?

En termes de revalorisation salariale, le Pacte n’en propose aucune, puisque tout relève de travail supplémentaire. Un travail supplémentaire qui existait déjà et qui sera payé, mieux payé, ou payé autrement (3). Après avoir pris acte de la baisse relative du salaire des travailleurs de l’Éducation Nationale, avoir promis des augmentations mirobolantes (10 % pour tous sans condition, 2 000 euros nets en début de carrière), on accouche d’un projet qui ne compense même pas les tâches faites (quasi) gratuitement précédemment et qui demande de bosser plus pour avoir une partie des augmentations promises.
Le Pacte s’inscrit donc pleinement dans l’idéologie et les pratiques de New Public Management (alignement de la gestion des fonctionnaires sur l’entreprise privée) en individualisant les choix professionnels, les missions et en conditionnant la rémunération, non pas à une grille salariale définie pour un statut, mais à la réalisation effective de tâches saucissonnées évaluées par un chefaillon local (chef d’établissement en collège / lycée, inspecteur en maternelle / primaire).

Pourquoi certains et certaines signent le Pacte ?

Les raisons sont diverses. La première est la très faible rémunération des enseignants et enseignantes pour un travail rendu plus compliqué à chaque réforme. D’ailleurs il semble qu’il y ait plus de Pactes signés en région parisienne qu’en province. Mais le ministère n’est pas très bavard sur le nombre de Pactes signés. Il faut écouter les syndicats des chefs : au 14 septembre, « dans 53% des collèges et lycées, c’est moins de 10% de l’enveloppe du pacte qui a été signée. Dans 30%, c’est 0 pacte signé. Dans 15%, la moitié des enveloppes a été utilisée. [...] En tout seulement 23% des briques ont été consommées. On est loin des 30% de profs pactés promis par le précédent ministre. » Et le syndicat de conclure : « Faire l’amalgame entre revalorisation et Pacte était une très mauvaise idée. Les enseignants ont très vite dit non. (4) » 
Une autre raison est que plusieurs missions recoupent des choses déjà existantes qui étaient rétribuées autrement, ou pas, ou très mal, la plupart du temps en heures supplémentaires. Ne pas signer le Pacte c’est donc renoncer à un projet sur lequel on a parfois travaillé plusieurs années.
Enfin, malgré des années de mépris et une crise criante des vocations (5), beaucoup d’enseignants et d’enseignantes croient encore que les réformes qui se succèdent se font dans l’intérêt des élèves et d’un meilleur enseignement.

Un Pacte pour assurer des remplacements ?

Les différents ministres stigmatisent les non-remplacements mais ils semblent ignorer que dans le premier comme le second degré il existe ou existait des moyens de remplacement. Une ignorance peut-être due au fait qu’ils n’ont jamais fréquenté l’école publique.
Dans le second degré il existe des postes de TZR (Titulaire de Zone de Remplacement), visant à palier les absences de profs pour maladie longue, maternité, etc. Mission attaquée en son temps par les gouvernements Sarkozy et qui ne servent quasiment plus aujourd’hui qu’à faire tampon lors de l’arrivée dans le métier ou dans une académie (on est TZR en attendant un poste fixe). Beaucoup de jeunes collègues se retrouvent à démarrer leur carrière comme TZR, sur un, deux, voire trois établissements dans la semaine. En mélangeant collège et lycée…
Le remplacement dans le premier degré est par contre plus critique et il existait des missions spécifiques pour cela. Il y avait les « brigades » destinés à des remplacements longs (congé maternité, longue maladie…) et les « zil » (zones d’intervention localisée) destinés à des remplacement courts. À la journée ou même demi-journée.
Blanquer a unifié ces missions alors que venir avec sa trousse pédagogique d’urgence pour remplacer un ou une collègue qu’on n’ a souvent pas eu le temps de contacter, ce n’est pas la même chose que de faire un remplacement long où il faut co-construire la progression pédagogique sur plusieurs mois. Dans le même temps, Blanquer a également élargi les zones de remplacement, allongeant ainsi les temps de déplacement et augmentant les possibilités de problèmes dans le remplacement. Mais il y a pire, puisque cette mission a été, « à titre expérimental », confiée à une « start-up », dans les Hauts-de-France.
On voit par là que les non-remplacements sont pointés par ceux-là même qui en ont organisé les dysfonctionnements depuis de nombreuses années. 

À quoi sert le Pacte ?

Les millions d’euros dépensés par Macron en cabinets de conseil ne sont pas inutiles. Le Pacte est un moyen efficace de détruire ce qu’il reste de l’idée d’une école émancipatrice issue de 1968. L’inflexibilité du ministère sur l’obligation d’effectuer des remplacements quelles qu’en soient les conditions montre à quel point l’école n’est plus que la garderie du patronat (6). De ce point de vue le premier confinement a été un point de bascule dans la lucidité à assumer ce rôle, pour l’exécutif comme parfois pour les parents d’élèves. Avec le Pacte, la promesse bidon, assénée tout l’été, d’avoir « un enseignant devant chaque classe à la rentrée » (7) pourrait se réaliser, à condition d’être peu regardant sur le contenu et les conditions de l’enseignement. 
Il s’agit aussi de la stratégie du pied dans la porte pour réaliser un vieux serpent de mer réclamé par la Cour des Comptes depuis belle lurette : l’annualisation du statut des enseignants. Clairvoyante, dès 2013, elle nous disait que « l’annualisation du temps de service conduirait à dégager d’importantes économies de postes ». Les volumes d’heures à assurer seront aussi désormais bien plus flexibles en fonction de la période de l’année, on s’habitue à être baladés où il y a des besoins et à bosser comme on nous le demande, afin d’atteindre des objectifs. 
La contractualisation accompagne l’annualisation : le Pacte est un contrat entre un travailleur de l’éducation et son chef direct. L’égalité de traitement entre fonctionnaires ayant la même ancienneté, la même fonction, etc., est rompue, au profit d’un éclatement de statuts et de rémunérations sur un même lieu de travail. Tant mieux, pour nos dirigeants, cela permettra de proposer des recrutements directs par les chefaillons, sur projet, comme cela est expérimenté dans les « écoles du futur » voulues par Macron à Marseille. Fini le concours national et donc le statut national, pour lequel si peu de prétendants se pressent. La boucle est bouclée.
Naturellement, les missions proposées accompagnent les réformes du rouleau-compresseur capitaliste imposées dans d’autres secteurs. Après la casse du lycée pro (8), on propose aux enseignants dont le poste est menacé plein de nouvelles heures pour le sauver : on demande aux profs de « faire vivre le lien établissement-entreprise » et de « mobiliser les ressources du tissu économique local et plus éloigné », de faire de « l’accompagnement vers l’emploi » en coordination avec France Travail...
Enfin, le Pacte va finir de diviser le corps enseignant, mis en concurrence pour récupérer des heures et des projets et créer une multitude d’intérêts antagonistes. Avec comme cerise sur le gâteau, le fait que celles et ceux qui le signent détruisent leurs conditions d’exercice, comme celles de celles et ceux qui ne le signent pas. La tension va sans doute monter dans les salles des personnels…

De quoi le Pacte est-il le nom ?

Le Pacte emporte donc avec lui les briques qui finiront, non de construire, mais de détruire dans la tête de ceux qui croient encore en la mythologie républicaine une certaine idée de l’école, dispensatrice de savoirs, émancipatrice. Cette idée qui ne recouvre presque plus aucune réalité était encore vive chez beaucoup d’enseignants et d’enseignantes. Le Pacte les réduit à des pions que l’on place indifféremment devant un groupe d’élèves pour les « garder », niant le travail spécifique de la transmission. Comme les ouvriers et ouvrières du XIXème siècle, enseignants et enseignantes sont aujourd’hui dépossédés de leur savoir-faire au profit d’un agent modélisable et remplaçable. 
L’école du XXIème siècle dont ont besoin les capitalistes, c’est une école qui ne leur coûte pas trop cher en impôts pour garder les gosses le temps d’exploiter leurs parents, qui est perméable aux marchés extérieurs, numérisée jusqu’à mettre des robots à la place des profs (9), qui mâche aux patrons le travail de formation professionnelle de la future main d’œuvre, qui soumet les élèves à l’idéologie des compétences et de l’auto-entreprenariat, et les place le plus rapidement possible sur un marché du travail en tension. 
Avec le Pacte, un nouveau pas est franchi dans cette direction.

capt et zyg, septembre 2023

Notes
(1) Tous les textes liés aux « augmentations de rémunération » sont recensés et analysés par SUD éducation 92 sur leur site : Juillet - août 2023 "Revalorisation" / "Pacte" : analyse des textes réglementaires Une rupture d’équité scandaleuse (sudeducation92.ouvaton.org)
(2) Voir « Cahiers de politique économique du Centre de Développement de l’OCDE », « La faisabilité politique de l’ajustement »
(3) Payé : divers projets menés pendant l’année avec les élèves. Mieux payé : le suivi / orientation / accompagnement des élèves, qui n’avaient pas été revalorisés depuis 1993 alors que de très nombreuses missions s’y sont ajoutées. Payé autrement : le dispositif d’aides aux devoirs « Devoirs faits » qui devra, sauf ponctuellement, être réservé aux signataires du Pacte à l’année, ou bien les missions supplémentaires (liées à la culture, au numérique...), appelées indemnités pour missions particulières, qui devraient à terme disparaître puisque presque toutes les missions en relevant sont inscrites dans le Pacte. 
(4) SNPDEN : « Seulement 23% des briques de Pacte signées », le Café pédagogique, 14 septembre 2023
(5) Voir « Malaise dans l’éducation : L’obsolescence programmée des profs », Courant Alternatif 326, Janvier 2023
(6) Voir « Où va l’école ? », Courant Alternatif 325, Décembre 2022
(7) Pour la rentrée 2023, c’est râpé ! Selon les syndicats, entre 48 et 58% des établissements scolaires comptaient au moins un prof manquant au 1er septembre...
(8) Voir « Le capital à l’assaut des lycées professionnels » dans Courant Alternatif 324, novembre 2022
(9) Voir « À l’école des robots », Courant Alternatif, 331 juin 2023

P.-S.

Sur l’école et l’éducation dans Courant Alternatif
« Grève nationale des AESH : un écho depuis le Mantois » dans Courant Alternatif 314, novembre 2021 et la brochure « L’école, fille et servante du capitalisme » de l’OCL
« Quelques éléments sur la privatisation de l’Éducation Nationale », dans Courant Alternatif 301, juin 2020
« Éducation : d’un pape à l’autre », Courant Alternatif 322, été 2022
La brochure : « L’École, fille et servante du capitalisme », 2022
et bien sur, encore disponible ou téléchageable en ligne le numéro spécial l’École entre domination et émancipation

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