CA 335 décembre 2023
mercredi 13 décembre 2023, par
La marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 et les mobylettes de Convergence 84 auront marqué politiquement toute une génération de jeunes issus de l’immigration et plus globalement tout le mouvement antiraciste de cette époque.
Nous allons ici reprendre en très grande partie des extraits de ce que nous avions publié dans cette période (1)
Aujourd’hui sur 4 millions d’étrangers, un million six cent mille sont des jeunes. C’est dire l’importance du phénomène des « nouvelles générations ».
En effet, contrairement à leurs parents, la nouvelle génération ne peut plus (n’a plus envie de) retourner au pays. Ils se sentent avant tout « habitants de France » (Cf. Notion de citoyenneté)
Ils subissent majoritairement une forte pression à l’assimilation, doublée dans ses effets par la dévalorisation sociale de la culture de leurs parents. Cette dernière est renforcée par la condition modeste des parents, la déstructuration de la famille, le choc des valeurs orientales avec les valeurs occidentales. (Place des femmes).
D’autre part, ce sont les premiers frappés par la « crise » économique.
Les crimes racistes, qui périodiquement, secouent la communauté maghrébine ont été ressentis comme une mort sociale qui les touchent un à un collectivement. Cette mort sociale est la résultante de causes qui se rattachent au fonctionnement même de cette société.
C’est dans ce contexte difficile qu’un certain nombre de jeunes - issus de l’immigration maghrébine - a décidé de réagir ces trois dernières années en créant des groupes, des associations afin de nous parler d’eux-mêmes et d’intervenir dans divers domaines de vie quotidienne. La dénonciation du racisme qui les prend comme cibles (les jeunes assassinés se comptent par dizaines), le besoin d’affirmer leur capacité à se prendre en charge, à créer, à innover sont à l’origine de leurs nombreuses initiatives. Quant aux jeunes gens, qu’ils soient maghrébins ou portugais, ils pas n’ont du tout le même comportement que leur père face au travail. Ils ont très nettement tendance à refuser la situation d’OS ou de manœuvre. Leur révolte est quotidienne, diffuse mais l’Etat les criminalise. La population française les associe très souvent aux phénomènes d’insécurité et de délinquance. Ce sont souvent eux qui résistent, aussi sont-ils déterminés à ne pas se faire exploiter comme leurs parents.
Pour nombre de jeunes femmes, le travail à l’extérieur, même s’il est dur et mal rémunéré peut être un moyen d’avoir d’autres rapports, hors du cercle familial, et d’échapper à la condition vécue par leur mère.
Christian Delorme, craignant que la situation dégénère, proposera une marche non violente. Il a travaillé sur la marche des droits civiques aux USA, sur Martin Luther King. Avec la participation de la CIMADE et du pasteur Jean Costil, et à partir des comités existants soutenant les grèves de la faim, la marche démarre le 15 octobre 1983 de Marseille. Le 29 octobre la marche arrive à Lyon. Elle commence à prendre de l’ampleur dans une France jalonnée de crimes racistes. En novembre, c’est un autre crime raciste qui braque tous les regards sur les marcheurs : Le meurtre de Habib Grimzi, un algérien défenestré du train Paris-Bordeaux-Vintimille par des candidats à la Légion étrangère. Au fil des kilomètres et des étapes, la marche, que les médias désignent comme étant celle des beurs, prend de l’ampleur. A son arrivée à Paris le 3 décembre, ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes (de 80 000 à plus de 100 000 selon les sources) qui marchent. Une délégation est reçue à l’Élysée qui annonce la création de la carte de résident valable 10 ans pour les étrangers régularisables.
Cette marche a marqué une rupture avec un bouillonnement d’actions dispersées. Elle a pris un caractère de style prophétique mais le retour a été assez décevant et durement vécu par les jeunes. La première impression fut qu’une partie des jeunes immigrés se sont fait manipuler par des Delorme et Costil et ce qu’ils représentent : une gauche chrétienne éclairée, chargée de calmer les situations trop conflictuelles en apportant des initiatives efficaces ponctuellement. Cela permet de dégager une image du jeune bon immigré et donc ceux qui choisissent d’autres formes d’expressions non calmes ont toutes les chances d’apparaître encore plus inadaptés, donc nuisibles. La seconde impression est l’attitude par rapport aux politiques. Sous prétexte d’être amis avec tout le monde, les marcheurs ont refusé systématiquement d’aborder les causes, le rôle de la droite ou l’attitude de la gauche. Mais la marche a permis de désenclaver la position d’isolement des jeunes immigrés qui, là, ont parlé pour leurs parents.
Ce sont les diverses personnalités qui sont venues les voir et non les marcheurs qui sont allés les chercher. Le phénomène Beur a fait éclater le côté misérabilisme et a cassé toute une routine, tout un silence. Le fait que l’église et tout un ensemble de militants désinvestis se soit lancés sur le créneau du marathon des beurs, pour retrouver un marché où vendre 1eur salade, tient à la relative originalité de ce type d’action dans un contexte vide de grands mouvements sociaux où la peur, le silence au quotidien, la parano ambiante faisaient le lit du racisme sous toutes ses formes. La place des filles dans la marche fut très importante : l’égalité, c’est l’égalité partout.
Après l’arrivée de cette marche, les jeunes se sont rendus à l’évidence de la prise de pouvoir par certains politicards. Les socialistes au pouvoir ont tenté de séparer les générations immigrées. Il y eut les affrontements de Talbot, et le collectif jeunes de la région parisienne, qui s’est créé après la marche, a décidé d’aller sur l’usine pour montrer que l’on ne peut séparer les parents immigrés et leurs enfants, destinés majoritairement au même travail. Puis ce fut le vide.
Le 23 mars 84, a lieu le premier rassemblement des mères de famille des victimes du racisme devant la place Vendôme -Ministère de la Justice. Mais le silence de la rue a regagné du terrain, les médias ne faisant plus leur une avec les « beurs », la classe politique cédant de plus en plus à la pression sécuritaire.
6 mois après la marche, les jeunes issus de l’immigration viennent de franchir une nouvelle étape d’importance dans la prise de conscience de la place qu’ils revendiquent dans la société française. Durant 3 jours, 150 personnes représentant 50 associations venues d’une trentaine de villes se sont regroupées pour des Assises Nationales à Vaulx-en-Velin et Villeurbanne, dans la banlieue lyonnaise. Au centre de leurs discussions, leur devenir dans la société française. Et un maître mot : l’autonomie ; autonomie du discours et autonomie d’organisation. D’une deuxième commission, égalité des droits, où l’on recommande des actions communes au niveau national, est sortie toute une série de propositions : droit de vote et éligibilité à tous les niveaux, carte de séjour sans restriction valable 10 ans et non informatisée, droit à un logement décent et égalité devant la justice.
Entre le refus du terme « jeune immigré », impropre pour toute la deuxième génération née et ayant vécu en France et celui de « beur » devenu un peu hâtivement moyen commode pour désigner le mouvement culminant en décembre 83 avec l’arrivée à Paris de la marche pour l’égalité, l’autonomie de la jeunesse immigrée se cherche. Pour se trouver, elle a aussi besoin de se définir, d’où le choix du terme « jeunes issus de l’immigration ».
Dans la région Rhône-Alpes, une dizaine d’associations regroupées en collectif s’emploient à affiner leur autonomie depuis plusieurs années. Elles ont manifesté une certaine prévention contre la marche pour l’égalité et les discours « humanistes » qui les soutiendraient. Elles s’étaient néanmoins jointes au mouvement, en continuant à œuvrer pour une expression autonome des jeunes issus de l’immigration.
Aujourd’hui que la fièvre beur a quitté la une des journaux, et que les banlieues ont retrouvé leur quotidien, c’est cette recherche d’autonomie du discours et d’organisation qui apparaît la plus porteuse chez les jeunes issus de l’immigration. Un des devenirs qui, passe, pour des associations, par l’appropriation de tous leurs droits et la réappropriation de leurs paroles.
Six mois après la marche, le mouvement, le noyau de ce collectif de soutien avait tapé du poing sur la table et s’était séparé d’une coordination nationale trop noyautée à son goût par les traditionnelles associations françaises de gauche et d’extrême gauche.
Deux tendances divergent sur des thèmes a priori classiques : les jeunes issus de l’immigration doivent-ils se replier sur eux-mêmes pour conforter leur identité d’immigrés ou de Franco-Arabes ? Ou doivent-ils faire front commun avec toutes les forces capables de s’opposer à la vague Le Pen. Les beurs doivent-ils multiplier des initiatives tout azimut qui prennent à contre pied les groupes politiques traditionnels et les institutions, ou doivent-ils avant tout viser à constituer un lobby classique et jouer le vote arabe ?
Un an après la marche pour l’égalité, 55 rouleurs à mobylettes, partant des "cinq coins de l’hexagone" ont traversé toutes les principales villes dans le but de rencontrer les jeunes des ZUP afin que ceux-ci s’expriment et prennent des initiatives. Leur seul mot d’ordre "l’égalité pour tous"…. Aucune revendication nationale plus précise...
Rappelons que Convergence 84 n’est l’initiative que d’un type de jeunes issus de l’immigration (une partie du collectif parisien formé après la marche de 83). Décidée en dehors des assises de Lyon ; elle n’a pu acquérir une légitimité vis-à-vis de l’ensemble du mouvement. Elle laisse aux différents groupes locaux le choix des thèmes, des modalités d’action, ce qui désoriente pas mal de professionnels anti-racistes. Mais cela désoriente de la même manière les jeunes immigrés qui, au-delà de leur volonté de s’organiser, ne savaient pas comment ; ce qui permit dans bon nombre de villes aux antiracistes locaux de prendre la parole, donc de fait d’aller à l’encontre du projet d’auto organisation préconisé par Convergence, l’auto organisation ne pouvant se concevoir que sur la base de luttes locales réelles y compris les luttes de réappropriation de leur culture.
A son arrivée à Paris le 1er décembre 1984, nous étions entre 30 000 et 50 000 selon les sources. Convergence 84 n’a pas été une initiative comme les autres. Elle a tenté de mettre à l’épreuve une stratégie adaptée à une conjoncture difficile et qui corresponde à la volonté de faire émerger dans l’opinion un mouvement social et politique pour l’égalité, indépendant et associant toutes les communautés. D’où le projet de joindre à cette démarche des Français d’origine confrontés aux mêmes difficultés de vie que les jeunes issus de l’immigration. Là, encore, la démarche étant trop théorique, il n’y eut aucune réelle ouverture. Force est de constater que l’initiative a été vécue de manière différente par l’opinion. Certains n’y ont vu qu’une nouvelle édition de la « marche », (le rassemblement annuel des Beurs !). D’autres n’ont pas encore aujourd’hui compris le sens et le contenu de la démarche. Convergence s’était fixé des objectifs qui se sont parfois révélés contradictoires et impossibles à atteindre dans l’immédiat :
Mobilisation des communautés qui sont habituellement en retrait du débat politique en France, objectif de constitution d’une carte de France des revendications, lien avec la première génération des travailleurs immigrés…
En désignant sur la place publique le rôle négatif du discours et des pratiques de l’antiracisme traditionnel, la fin de Convergence et son discours lu à l’arrivée à Paris le 1er décembre a pu apparaître comme une négation des aspirations qu’elle portait. Convergence 84 fut un échec quant à ses débouchés.
A son arrivée à Paris, l’antiracisme traditionnel porté par le Parti Socialiste au pouvoir a pris une revanche cinglante. C’est ainsi que nous avons vu débarquer la petite main de SOS Racisme avec son label "Touche pas à mon pote". Le 15 octobre 1984, SOS Racisme a été fondé dans des cercles proches du Parti Socialiste. Sa création intervient un an après la Marche de 1983. Le mouvement est au départ ouvert à toutes les origines politiques, mais plusieurs personnalités du PS, elles-mêmes issues des mouvements trotskistes (Julien Dray, Harlem Désir) et d’autres mouvements de gauche prennent peu à peu en main l’association.
La vente de « petites mains » va attirer et séduire beaucoup de monde :
Denis – OCL Reims
Note
(1) CA 31, 33, 41, 42, 45 de l’ancienne série (1981- juin 1990) et le livre sorti en décembre 1986 « Etats des Lieux... et la politique bordel »